Didier Cros : « Montrer la complexité du monde »

Avec son documentaire Enfin Français !, Didier Cros aborde l’immigration avec un regard original, au diapason de ses précédents films. Une question d’angle.

Jean-Claude Renard  • 7 octobre 2015 abonné·es
Didier Cros : « Montrer la complexité du monde »
© **Enfin Français !** , jeudi 15 octobre, à 23 h 20, sur France 3. Photo : J.-C. Renard

Primé dans un festival important comme le Fipa, à Biarritz, il n’en reste pas moins discret. Malgré son envergure d’albatros, Didier Cros trouve toujours moyen d’échapper aux photographes, aux interviews. Foin d’évitement, ni peut-être de timidité excessive. Il n’est pas le sujet. Un point c’est tout. Sans mettre d’exclamation. Sans fioriture, ni calembredaine. Calé dans ce plein fagot d’élégance suprême, où l’intelligence reprend du galon, précis, possédant sa grammaire dans l’authentique obstiné, il ressemble furieusement à ses films. À ce dernier aussi. Construit sur la parole d’une poignée de témoins, personnalités publiques et anonymes, Enfin Français !, son nouveau documentaire, entend rapporter le laborieux chemin conduisant à la naturalisation, en trois volets : venir d’ailleurs ; vivre en France ; devenir Français. « Pour la plupart d’entre nous, ça nous est tombé dessus. » Pour d’autres, outre négocier avec son déracinement, c’est se cogner les récépissés administratifs, l’apathie d’une préfecture, s’empêtrer dans les tringles des guichets, vivre les humiliations. Non sans examens de passage : visites médicales, dress code, parfois un prénom qu’il convient de changer, justifier de ressources, d’un logement, et se fader un « test d’aptitude à intégrer la culture française » .

Bienvenue donc dans cette France ambiguë, « prise dans ses contradictions, ouverte et cloîtrée, généreuse et boudeuse, mesquine quand elle se replie sur elle-même », « miroir de nos insuffisances », mais somme d’héritages dont l’histoire toujours s’écrit. Parce que tous ont d’abord été des immigrés. Ici on fuit la misère, là on cherche à échapper à un massacre, à une dictature ou à un génocide. « Un moment brutal », avec sa « peur de l’inconnu », se souvient Enki Bilal, quittant sa Yougoslavie natale à l’âge de 9 ans. Là, alors, « c’est une autre histoire qui commence », rompant brutalement avec la terre-mère, et c’est l’une des problématiques du film, «  on se la prend en pleine gueule ». Difficile de résonner davantage avec l’actualité. « Ça arrive à point nommé, même si le film a été long à mettre en œuvre, relève Didier Cros, au toupet élégant de 190 centimètres. C’est une façon de rappeler comment la France s’est constituée, de faire la nique à tous les réacs et néo-identitaires sur la question de Nicolas Sarkozy, “qu’est-ce que c’est d’être Français ?”, en la posant à ceux qui sont issus de… »

Question d’angle, donc. L’angle, c’est précisément l’obsession de Didier Cros, voulant faire « comprendre le point de vue de ceux qui s’expriment », mais aussi celui de l’auteur. Un auteur qui s’est distingué dans le paysage du documentaire dès son premier film, Un ticket de bains-douches (2000), autour des SDF, à travers ce qui nous est commun, la toilette. Ce fameux ticket, c’est tout le cinéma de Didier Cros, cornaqué à la métonymie, la partie pour le tout. Plutôt que l’immigration, donc, la naturalisation ; plutôt que la condition carcérale, le parloir et le maton ( Parloirs, 2010 ; Sous surveillance, 2010) ; et plutôt que la souffrance au travail, la violence du mode de recrutement ( la Gueule de l’emploi, 2011). Autant de sujets de société qui tiennent sur la rencontre, un regard, chez ce faux innocent, tournant le dos au système scolaire en quatrième, additionnant les boulots ingrats et les mauvaises fréquentations, avant de repasser son froc sur le banc d’une école de cinéma, se gavant de pellicules dans les salles obscures, bâtissant sa culture personnelle dans le métrage. Mais sans vocation, sans imaginer un jour faire des films, « trop mal à l’aise » avec lui-même. Pour le coup, le cinéma est une fuite. « Les salles obscures, c’est bien, y a personne pour vous regarder ! Et c’est toi qui regardes le monde ! »

C’est exactement ça, Didier Cros, dans ce paradoxe, le doute qui martèle, la fragilité coriace dans les certitudes, qui finalement le conduira derrière la caméra, en stagiaire, en régie, en assistant et « touche-à-tout », jusqu’à trouver sa marotte : les failles de notre société, ses insuffisances, sans jamais les aborder de façon frontale, « parce que j’ai toujours peur de prêcher seulement pour les convaincus. Je n’ai pas envie de ne parler qu’à moi-même, mais plutôt de montrer la complexité du monde ». Et de se méfier, alors, du film de discours, dans son rapport à l’autre. « Le film militant est indispensable, mais il a un côté entre-soi. Je ne suis pas sûr que ce soit lui qui réveille le plus les consciences. Pour ma part, j’essaye de m’appuyer sur l’humour, l’émotion pour créer de la proximité là où il y a de la distance. Un film, c’est souvent un fil tendu entre celui qui regarde et celui qui parle. » Dans le viseur du réalisateur, le souci d’identification, de créer du lien, de « tenter ça », ce qu’il appelle aussi « le point de contact », et une constante : le carcan, le poids des institutions, « l’enfermement de l’individu dans le système ». C’est l’objet de son travail en cours : le traitement des immigrés dans les tribunaux. Tout ce qu’on ne voit pas habituellement, c’est-à-dire « montrer les jugements, montrer les aberrations, croiser la parole des migrants et des juges ». Une autre manière de filmer l’immigration. Un autre angle pour celui qui tout juste découvre que son grand-père a été naturalisé français, fuyant la Catalogne dérouillant sous le franquisme.

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