Une poussée populaire

Le social-libéralisme est contesté par des courants de gauche anti-austérité qui butent sur la question des alliances et du pouvoir.

Denis Sieffert  • 14 octobre 2015 abonné·es
Une poussée populaire
© Photo : TALLIS/AFP

Après Syriza, après Podemos, voilà que le Labour britannique opère sa mue. Et voilà même que la poussée à gauche traverse l’Atlantique avec l’inattendu Bernie Sanders, 74 ans, qui talonne Hillary Clinton dans les sondages. Il faudrait aussi parler du fort tropisme social des indépendantistes écossais du Scottish National Party et du bon score du Bloc des gauches portugais, qui vient d’obtenir 10,2 % des voix aux législatives du 4 octobre, aux côtés d’un PC à 8,3 %. Liste non exhaustive… Bref, il se passe quelque chose. Comme si nous avions touché le fond du libéralisme et qu’un rebond était en train de s’opérer. L’apparition au premier plan d’un Jeremy Corbyn, 66 ans, en lieu et place d’Ed Miliband, blairiste à peine amélioré, est symboliquement très forte. Le parti de Tony Blair est celui qui est allé le plus loin dans l’abandon de toute la tradition social-démocrate. Il a longtemps servi d’étendard à ceux qui ont voulu brader les acquis sociaux au nom de la « modernité ».

Tony Blair, qui a prospéré sur le champ de ruines légué par le thatchérisme, avait d’abord remporté une victoire culturelle. Les mots, les concepts, pour la plupart hérités du marxisme, et toute référence à une conflictualité sociale avaient été bannis du discours de cette gauche officielle. Et ceux qui en usaient avaient été ringardisés. C’est à partir de 1994, date de sa conquête du Labour, que Tony Blair, l’homme « de gauche » qui voulait plaire à la City, est devenu l’artisan de la « réforme ». Ce qui, jusque-là, voulait dire « progrès social » signifierait dorénavant adaptation au libéralisme. Tout y est passé, jusqu’à l’indépendance proclamée de la banque d’Angleterre qui fit le bonheur des milieux financiers. Peu de temps après, l’Allemand Gerhard Schröder lui emboîtait le pas avec son fameux « Agenda 2010 ». Le leader du SPD, devenu chancelier, a fait baisser les chiffres du chômage à sa façon, par une précarisation du travail. La gauche « moderne » avait le vent en poupe.

Sans oublier François Mitterrand. Le président français élu en 1981 sur une promesse de « rupture avec le capitalisme » a très vite joué un rôle précurseur dans ce qu’on appelle pudiquement le « recentrage ». Avec cette particularité que les socialistes français se sont toujours gardé de dire clairement les choses. Le grand tournant de 1983 n’a jamais été rien d’autre qu’une « parenthèse »… qui ne s’est jamais refermée. La gauche française a même fortement contribué à institutionnaliser les politiques d’austérité avec les fameux « critères de Maastricht », adoptés en 1992, qui ont placé l’impératif budgétaire au-dessus de la politique sociale. Le glissement libéral de la social-démocratie européenne a été décisif dans le basculement du rapport de force en faveur des actionnaires et aux dépens des salariés. Les peuples ont payé le prix fort de cette évolution. Et ils sont devenus orphelins de toute représentation politique au moment même où la chute du mur de Berlin annonçait le déclin des partis communistes. Le discrédit jeté sur la gauche a eu également pour effet, un peu partout, de renforcer l’extrême droite. Au point que, dans de nombreux pays de l’Union européenne, celle-ci a pu récupérer à son profit le mécontentement populaire. Aujourd’hui, l’arrivée de nouvelles gauches porteuses d’un projet social, en Grèce, en Espagne, en France avec le Front de gauche et la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon, en Allemagne avec Die Linke puis en Grande-Bretagne avec Corbyn, pourrait apparaître comme un simple retour du balancier. Mais l’énumération témoigne de la grande diversité de ces gauches antilibérales. Quel point commun entre les jeunes gens de Podemos et Jeremy Corbyn ? Aucun sans doute, ni culturellement ni sociologiquement. Tandis que le mouvement espagnol, issu des manifestations des Indignés, est à la recherche d’un discours nouveau, allant même jusqu’à éviter le concept de « gauche », Corbyn ressuscite la vieille social-démocratie ancrée dans le mouvement ouvrier et les classes moyennes, et est soutenu par les syndicats. À chacun son histoire.

Ce qu’il y a de commun, c’est la lassitude des peuples face aux recettes libérales, et leur refus d’un discours unique qui ne tolère aucune alternative. C’est la recherche d’un « plan B » pour l’Europe et pour la démocratie. D’où la nécessité pour ces gauches de dialoguer. Ce n’est pas gagné. L’échec d’Alexis Tsipras a montré que la question du pouvoir était insoluble dans l’isolement. Voilà le grand paradoxe : il y a ici et là une poussée populaire, une « demande » de gauche, mais « l’offre » n’est pas toujours au diapason. De façon symptomatique, la gauche radicale française est dans une tourmente qu’elle s’est elle-même créée. Schisme au sein d’Europe Écologie-Les Verts, brouille entre le Parti de gauche et les communistes, indécision des frondeurs… C’est chaque fois la question du pouvoir et des alliances électorales qui apparaît en filigrane.

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