Les pesticides, ingrédient des prix bas

La politique commerciale des enseignes dominantes incite à l’usage abusif de la chimie en agriculture, affirme Greenpeace après le blocage d’une centrale d’achat Leclerc pendant une journée.

Patrick Piro  • 11 novembre 2015 abonné·es
Les pesticides, ingrédient des prix bas
© Photo : GABALDA/AFP

Près de trois ans que Leclerc faisait la sourde oreille aux interpellations de Greenpeace sur la réduction des pesticides dans l’agriculture. « Pas la moindre réponse à nos multiples courriers, rapporte Cédric Gervet, chargé de communication de l’association écologiste. L’enseigne, première sur le marché français, est la plus opaque de toutes. » Fin octobre, les militants passent à l’action directe et installent en quelques minutes un blocus de la Socamil à Tournefeuille (près de Toulouse). Pendant dix-huit heures, il n’entrera aucun des 2 000 camions qui alimentent quotidiennement cette centrale d’achat, poumon économique du groupe Leclerc en Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon. Ces régions, grosses productrices de fruits et légumes, sont d’importantes consommatrices d’intrants chimiques. Une pomme de terre reçoit jusqu’à seize traitements pesticides avant d’arriver dans les cabas, et une pomme deux fois plus. Tests de l’association dans des supermarchés en Europe : 83 % des échantillons de ce fruit cultivé en conventionnel contenaient au moins un résidu de pesticide, 60 % en recelaient deux. « Malgré les alertes et les efforts des associations depuis des années, le problème n’est toujours pas traité, constate Anaïs Fourest, chargée de campagne à Greenpeace. Alors nous avons décidé de mettre des poids lourds économiques dans la bagarre. »

De 2009 à 2013, l’usage des herbicides, fongicides et insecticides a augmenté de 10 % en France. Lancé en 2008 pour diviser par deux l’usage des pesticides d’ici à 2018, le plan Écophyto 1 est un échec, reconnaissait le ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, en présentant la semaine dernière Écophyto 2. Objectif maintenu… mais pas avant 2025.

Le gouvernement mise toujours sur le volontarisme des agriculteurs, souhaitant notamment développer des fermes pionnières aux pratiques exemplaires. Mais la montée en puissance des moyens ne cache pas un manque d’effet dissuasif, regrettent les associations. Générations futures, notamment, tique sur le changement d’indicateur d’efficacité : celui-ci ne mesure plus la diminution globale de l’usage des pesticides, mais simplement la réduction des impacts liés à leur utilisation.

L’indicateur n’est pas responsable de l’échec d’Écophyto 1, « plombé par l’immobilisme de la profession et la timidité des autorités », juge l’association.

Coup de barre stratégique, l’association lance en mai dernier une « course au zéro pesticide », à laquelle elle convoque les six principales enseignes françaises de distribution : Auchan, Carrefour, Casino, Intermarché, Leclerc et Magasins U. « Leur modèle économique conditionne fortement la production agricole », affirme Anaïs Fourest. Approvisionnement douze mois sur douze, produits calibrés et sans défauts, limitation du nombre de variétés, gros volumes, prix bas, etc. : « les contraintes rendent indispensable le recours aux pesticides pour tenir le cahier des charges ». Leclerc, enseigne « particulièrement féroce en négociation » et qui communique de manière « obsessionnelle » sur ses prix bas, « ne laisse pas le choix aux agriculteurs », renchérit Cédric Gervet. Porte-parole de l’association Générations futures, en lutte contre les pesticides, François Veillerette s’interroge : « Le raccourci qui lie prix bas et abus d’intrants chimiques peut être utile pour faire passer le message simple d’une grande distribution “mauvaise actrice”, mais le prix n’est pas seul en question. » L’association, qui teste aussi des produits maraîchers en grandes surfaces, a récemment salué, dans la région d’Amiens, un agriculteur aux salades très peu contaminées et pourtant bon marché [^2]. « C’est un signe positif : les bonnes pratiques agricoles ne font pas mécaniquement grimper les coûts. »

Générations futures se méfie aussi des slogans en trompe-l’œil. « Exiger “zéro pesticide”, est-ce réaliste en pratique ? Les distributeurs peuvent l’exiger de leurs gros fournisseurs, mais c’est bien plus complexe avec de petits maraîchers locaux, auxquels ils ont recours à la belle saison. Et faudrait-il contrôler l’ensemble des produits de tous les producteurs ? » En réalité, Greenpeace se contente de prioriser l’élimination des pesticides les plus dangereux pour les abeilles et la santé humaine dans le secteur des pommes et des pommes de terre. François Veillerette adhère cependant au choix de cibler la grande distribution en raison des volumes qu’elle brasse. « Les enseignes sont sensibles à ce qui dégrade leur image. » Conjointement à son coup de force contre la Socamil, Greenpeace a lancé une pétition pour dénoncer ce « Leclerc obscur » qui trompe les consommateurs par défaut de transparence sur les conséquences environnementales et sanitaires de sa politique de prix « imbattables ». « 75 000 signatures en deux semaines à peine, c’est un record », se félicite Cédric Gervet. Sur la page Facebook de l’enseigne, émergeant du flux des préoccupations consuméristes, des dizaines de messages polis interpellent l’enseigne sur ses actions. Réponse de Leclerc, en substance : tous nos fournisseurs sont dans l’obligation de respecter les réglementations, la bio sera une priorité de notre développement en 2016 et, depuis deux ans, 42 magasins bretons ne commercialisent plus de pesticides issus de la chimie de synthèse.

Leclerc, qui n’a pas souhaité communiquer officiellement sur l’affaire, défend auprès de nous que ses produits conventionnels « vont au-delà de la réglementation en vigueur », sous contrôle de labos indépendants. « Impossible d’obtenir plus de précision que ces généralités, rétorque Anaïs Fourest. Quoi qu’il en soit, cela ne répond pas à nos attentes. » Même s’ils sont un peu plus coopératifs, les autres grands distributeurs se retranchent derrière le même type d’arguments que Leclerc. La banalisation des produits bio dans les rayons, notamment, n’est qu’un argument dilatoire, estime Anaïs Fourest. « On renvoie le consommateur à la responsabilité de choisir la “bonne” gamme. Mais tout le monde a le droit à des produits sains ! Voilà pourquoi nous visons, en amont, une évolution du modèle agricole. Et, quand on les pousse un peu, les distributeurs reconnaissent, à divers degrés, qu’ils ont un rôle à jouer dans la réduction des pesticides et que des solutions techniques existent. Certains se disent même prêts à bouger à condition de ne pas être économiquement perdants. » Et de ne pas se mettre à dos les producteurs, écueil familier pour François Veillerette, qui admet cependant qu’il faut aider ces derniers à évoluer, « car ils ne le feront pas spontanément ». À ce titre, l’action de Tournefeuille a marqué des points en obtenant de Socamil la création d’une commission mixte pour élaborer un plan d’action avec des représentants d’agriculteurs et de Greenpeace. « C’est prometteur, se félicite Cédric Gervet, mais nous ne sommes pas naïfs, il ne s’agit encore que de paroles. » Et puis l’avancée est circonscrite au périmètre des 32 magasins adhérents régionaux à la centrale d’achat. L’association a bien obtenu un rendez-vous avec un cadre national du groupe Leclerc, mais pour s’entendre dire que celui-ci n’a aucune intention d’aller au-delà des actions qu’il dit mener déjà. D’ici à la fin de l’année, Greenpeace espère convaincre les plus volontaristes des enseignes de communiquer sur leurs intentions, dans l’espoir que le premier qui sortira du bois suscitera un effet d’émulation chez les autres.

[^2]: Les légumes à feuilles sont connus pour concentrer les résidus chimiques.

Écologie
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