« Bettencourt Boulevard », de Christian Schiaretti : La vieille et les canailles

Au TNP de Villeurbanne, Christian Schiaretti crée Bettencourt Boulevard, magistrale chronique contemporaine de Michel Vinaver.

Gilles Costaz  • 2 décembre 2015 abonné·es
« Bettencourt Boulevard », de Christian Schiaretti : La vieille et les canailles
Bettencourt Boulevard ou Une histoire de France , TNP, Villeurbanne, 04 78 03 30 00, jusqu’au 19 décembre. Reprise à Paris, La Colline (20 janvier-14 février) et à la Comédie de Reims (8-11 mars). Texte aux éditions de L’Arche.
© Michel Cavalca

Où est le scandale de l’affaire Bettencourt ? Il ne se résume pas à une affaire. Il a sa longue durée, ses multiples épisodes, ses nombreux personnages. C’est sans doute pour cela qu’il a inspiré Michel Vinaver, dont la pièce Bettencourt Boulevard vient d’être créée au TNP de Villeurbanne. Dès la première scène, surgissent dans le présent les souvenirs de la guerre et de l’après-guerre : le père de Liliane, Eugène Schueller, a collaboré allégrement. Le mari de Liliane, André Bettencourt, a, lui, l’assurance de ceux qui, résistants puis hommes politiques, pratiquent sans complexe le gaullisme d’affaires. Les shampoings et les cosmétiques dégagent une mousse énorme : la jeune puis moins jeune Liliane va disposer d’une fortune qui, mentalement, la dépasse. Elle ne sait vraiment pas qu’un sou, c’est un sou. Mais ce sont, bien sûr, les années récentes qui constituent l’essentiel de la pièce, élaborée dans un savant désordre chronologique. L’argent de Liliane Bettencourt attire Nicolas Sarkozy et Éric Woerth, en quête de subsides pour l’UMP. Il éblouit l’écrivain photographe François-Marie Banier, vite dans la place et vite profiteur de considérables virements mensuels. Autour, ça grenouille. Le majordome enregistre les conversations. La comptable est effarée par les sommes qui sortent…

Les faits sont connus, pas dans cette épaisseur historique, mais de façon quasi familière. Mais, là, ils se jouent, se détaillent, se développent en mots réels et imaginaires dans le plein feu du théâtre. C’est d’une rare audace en France – mais, à l’heure actuelle, aucune personne concernée n’a bougé, aucun avocat ne s’est aventuré chez l’éditeur ! Vinaver est un écrivain qui ne prend pas parti et laisse le spectateur forger son point de vue. Cela n’empêche pas que le tableau ainsi brossé, riche et complexe, jette des lumières foudroyantes sur les coulisses de l’économie et des affaires. Ni que les scènes aient la vivacité d’une langue secrètement ironique. Pour la mise en place et en scène, Christian Schiaretti a imaginé un plateau empli de fauteuils carrés blancs et un espace modifié par le passage de paravents de couleur. Soit une esthétique à la Mondrian. Les acteurs restent en scène ou circulent, selon les pulsations de machine à plusieurs vitesses qu’est la pièce. L’accord entre cette chronique contemporaine et les acteurs n’a pas dû être long à trouver. On sent, dans l’ample distribution réunie (seize interprètes), un tel plaisir à figurer les gens de pouvoir et à dessiner les turpitudes des puissants – et même celles des petits ! Christine Gagnieux additionne fort bien les facettes contradictoires de Françoise Bettencourt-Meyers. Philippe Dusigne est un André Bettencourt très juste dans l’expression des certitudes aveugles. Jérôme Deschamps brosse un Patrice de Maistre d’une grande drôlerie : un homme de l’ombre jusque dans la lumière des grands salons ! Élizabeth Macocco fait sentir, sous le retrait apparent, les tourments de la comptable. Didier Flamand est un Banier élégamment crapuleux.

Il y a beaucoup de talent aussi chez Stéphane Bernard, Nathalie Ortega, Clément Morinière, Gaston Richard (qui joue Sarko), pour ne citer qu’eux. Au milieu de cette belle équipe, Francine Bergé incarne admirablement une Liliane Bettencourt ridicule et attachante, douce et méchante, détruite et invincible. En leur compagnie, Vinaver et Schiaretti s’affirment comme nos grands peintres non officiels de la République.

Théâtre
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