La politique… sans les politiques

Ils nourrissent une piètre opinion des partis, mais sont très actifs sur le terrain social et écologique. Rencontre avec des militants pas résignés face à la crise démocratique, et bien décidés à secouer la société civile.

Patrick Piro  • 20 janvier 2016 abonné·es
La politique… sans les politiques
© Photo : ANNE-CHRISTINE POUJOULAT/AFP

« Je ne vote plus, lâche Myriame Matari. Ça m’est apparu en contradiction avec mes valeurs. Et c’est difficile de l’admettre. » À 42 ans, cette avocate du barreau de Lyon, qui se consacre à la défense du droit des étrangers et des victimes de la discrimination, avait toujours mis un bulletin dans l’urne. Question de principe. « J’avais le sentiment de voter aussi pour le compte de mes parents algériens, installés en France depuis cinquante ans et qui n’ont jamais eu ce droit. » Mais, le 6 décembre dernier, elle a rompu son pacte avec la République.

Premier tour des élections régionales : la surenchère sécuritaire submerge les débats. « Insupportable, avec des programmes portant sur des questions qui ne sont même pas du ressort de la future assemblée ! » Invitée dans un groupe de travail ministériel sur la refonte des politiques migratoires, Myriame Matari en retient « un étonnant décalage ». « J’attendais une meilleure protection des étrangers en situation de précarité. Or, pour mes interlocuteurs politiques, c’étaient eux le problème, à résoudre par une mise hors du droit commun ! » À partir de 2007, elle assiste à l’exclusion progressive des Roms roumains de l’accès au travail, au logement, aux services publics. Puis c’est le démantèlement de leurs camps. « Cette fabrique d’une société non inclusive m’est très difficile à vivre. »

une société civile trompée

Militants, ils ont fait profession de défendre la solidarité, les droits humains, l’écologie, la liberté d’expression ou la santé pour tous. Tous ne vivent pas la confrontation au monde politique avec autant d’âpreté que Myriame Matari, mais la critique est cinglante et unanime : promesses non tenues, société civile trompée, expertise citoyenne méprisée. « Je suis assez effarée par le manque de cohérence et de sens du bien commun de nombreux élus, s’exclame Adrienne Charmet, 36 ans, coordinatrice de la Quadrature du Net. Bataillant depuis dix ans pour la liberté d’expression sur Internet, elle est « extrêmement frappée » par la frilosité et les positionnements « à la petite semaine » sur le projet de loi d’Axelle Lemaire pour une République numérique, actuellement à l’examen des parlementaires après trois ans de préparation. « Les calculs politiques du moment et la soumission au gouvernement peuvent faire capoter du jour au lendemain une idée qui semblait majoritaire. On entend “je suis d’accord avec vous, mais je vais suivre l’avis de mon rapporteur”, ou encore “dans ma circonscription, personne ne m’interpelle pour la défense des libertés publiques, alors ce n’est pas un sujet pour moi”… »

Le gouvernement vante pourtant ce projet de loi : c’est le premier issu d’une consultation populaire. Ce texte est « hyper novateur… sur le papier, poursuit Adrienne Charmet. En coulisse, les arbitrages l’ont laminé. Tout ce qui fâche les lobbys a sauté, il ne reste presque rien des propositions citoyennes. Une telle tromperie est d’une grande irresponsabilité dans le contexte actuel ».

Cet élan de débats et de consultations, après l’élection de François Hollande, « on y a cru, témoigne Nathalie Péré-Marzano, 47 ans, directrice générale d’Emmaüs International. Et puis, au fur et à mesure, nous nous sommes aperçus que nous n’étions pas vraiment écoutés, qu’il n’y avait aucun retour sur nos propositions. Du temps perdu ! Sur la question des migrants, le déni de concertation est total. Calais, Grande-Synthe, ce sont des non-sujets ! »

Idem avec la loi Touraine : les avis de spécialistes de la société civile ont été « balayés » au bout des consultations, dénonce Patrick Lamour, 56 ans, médecin et ancien responsable d’une structure de santé publique en Pays-de-la-Loire. Autre exemple, le conseil régional du PS, qui, pour changer la politique de santé de la Région, organise un jury citoyen et décide in fine d’investir 4 millions d’euros dans une machine IRM plutôt que dans un programme d’amélioration de la santé des élèves dans les écoles. « Des arbitrages orientés par des lobbys et des fonctionnaires qui déconsidèrent l’expertise de la société civile… François Hollande avait promis de reprendre 60 % des propositions du rapport Grimaldi sur la santé pour tous. Au bout du compte, à peine 5 % ! Il n’existe plus de lieux pour la gestion de l’intérêt commun. »

Et quand bien même certains politiques « exemplaires » sortent du lot, reconnaît Jean-Marie Fardeau, 55 ans, qui a dirigé plusieurs ONG à Paris et à Bruxelles, « la machine techno-administrative n’a toujours pas compris que les organisations de la société civile sont une source précieuse d’expertise et d’information, et pas juste une source d’emmerdements ! ». Qu’une large fraction des Français ne se reconnaissent plus dans le clivage gauche-droite (1) ne le surprend pas. « Il n’y a plus de signaux pour différencier les gouvernements, quel que soit leur bord. »

Le PS est déconsidéré au pouvoir, et les militants ne manifestent guère plus d’appétit pour les partis alternatifs à gauche, dans l’incapacité de se rassembler et de présenter une offre politique suffisamment audacieuse pour convaincre une société civile échaudée.

contourner les partis

Un temps passé par la phase rageuse du « tous pourris », Barth Camedescasse, 30 ans, a rejoint le NPA à sa création. « Mais je me suis rendu compte que la “victoire”, je pourrais l’attendre longtemps ! » Alors, en 2009, il part se mettre au service de l’association bayonnaise Bizi, à l’origine du mouvement climatique Alternatiba, qui a mobilisé plus de 500 000 personnes depuis 2013. Pour Sophia Hocini, 22 ans, c’est un -encartage au PCF marseillais à l’âge de 17 ans. Une expérience formatrice. « J’ai été considérée, on m’a donné des responsabilités. » Pourtant, c’est son engagement associatif qu’elle met en avant, au sein de l’Afev, mouvement d’étudiants bénévoles agissant contre les inégalités dans les quartiers défavorisés. La politique au niveau national ? « De la défiance. La plupart du temps, elle sert les intérêts des lobbys. »

Défenseur de multiples causes, Bertrand Delpeuch, 60 ans, se déclare « encore » adhérent à EELV. Cet ancien fonctionnaire européen, installé dans un village du Lot, n’est pas complaisant envers un parti « saisi par l’institutionnalisation et la tendance aux dérives personnelles » : « Quand je vois Cécile Duflot se préparer à la présidentielle alors que nous n’avons même pas encore débattu de l’opportunité de présenter un candidat… »

Jean-Marie Fardeau attend toujours que ces partis alternatifs de gauche engagent un dialogue sincère avec la société « réelle » et ses corps intermédiaires. « Comme les autres, ils ont une vision de court terme, centrée sur des enjeux d’appareil et de stratégie électorale. » Certes, on y trouve de bonnes idées et des personnes engagées, reconnaît Anabella Rosemberg, 35 ans, franco-argentine. « Mais où est la volonté de gagner ?, interroge cette conseillère pour les politiques environnementales et de santé au travail à la Confédération syndicale internationale (CSI). Cette “vraie” gauche cultive un défaitisme éclairé, avec de valeureux perdants. Elle me déçoit tout autant que celle qui est au pouvoir ! »

Adrienne Charmet, qui se définit « à l’extrême centre », explicite la principale stratégie de la Quadrature du Net : « Contourner les partis. Plus personne ne compte dessus. Je ne connais personne de ma génération qui envisage de s’encarter. » Et puis l’horizon est bouché, constate Bertrand Delpeuch. « Il y a beaucoup moins de place qu’il y a vingt ans, même avec la parité. Dans le Lot, les primo-élus sont des ex-attachés parlementaires ou d’anciens chefs de cabinet, très rarement des candidats issus du milieu associatif. » Le succès d’Alternatiba vaut à ce mouvement des appels du pied pour qu’il s’engage dans le champ politique. « Pas à l’ordre du jour, tranche Barth Camedescasse. Notre chantier, c’est de rassembler, pas d’aller glaner 0,5 % des voix aux élections ! »

bousculer le jeu politique

A minima, ces militants appellent de leurs vœux une substantielle réforme de l’organisation politique en France – une bonne dose de proportionnelle et de démocratie participative, le droit de vote des étrangers non communautaires, le non-cumul des mandats, une révision du statut des élus, l’inscription dans la Constitution de l’obligation d’assurer les principaux services publics… Sans éluder la responsabilité collective de la société civile, « qui ne s’est pas organisée pour faire suffisamment pression sur les politiques ». Cette phase de repli ne la met pas en condition de bousculer le jeu, déplore Nathalie Péré-Marzano. « Aucune réaction consistante face à l’état d’urgence, aux lois anti-terroristes ou à la modification de la Constitution ! Nous ne sommes actuellement pas capables de solidarité efficace sur les grandes causes. » Et pas plus d’indignation quand le Conseil d’État valide l’assignation à résidence des militants du climat pendant la COP 21, ajoute Me Myriame Matari.

Ces militants lorgnent du côté de la coalition rouge-verte-citoyenne grecque Syriza (version début 2015), des succès espagnols de Podemos et des mouvements qui lui sont alliés. « L’état de la société française justifie une mobilisation sociale d’une telle ampleur, estime Anabella Rosemberg. Il va falloir se faire violence et susciter une offre politique nouvelle, populaire, parlant aux citoyens, pas forcément partisane, et sans carriérisme. Les personnes capables existent, mais je ne vois pas encore émerger cette volonté. »

Bertrand Delpeuch va dans le même sens. « Pour reconstruire autre chose, il faudra dépasser le clivage gauche-droite. Un militant local du Secours catholique électeur de Juppé m’est plus sympathique qu’un élu PS national qui soutient la déchéance de nationalité. » Repenser le politique à partir du local, donner la prééminence aux projets citoyens, avance la militante marseillaise Sophia Hocini. Car c’est par l’action que « ça bougera », parie Jean-Marie Fardeau, qui prépare une initiative pour renforcer les capacités de la société civile « à faire le siège des politiques » et à leur imposer d’engager une transformation de la société. « S’ils restent sourds, ils perdront toute légitimité, et, comme la nature a horreur du vide, d’autres réponses surgiront. »

Le marasme actuel n’inspire ainsi aucun pessimisme à Patrick Lamour. « On ne sait pas à quelle date, mais il va se passer quelque chose ! »

(1) 32 % selon le sondage Elabe (septembre 2015), et 73 % estiment que ces notions ne veulent plus rien dire (Cevipof, janvier 2014).

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