Calais : les raisons de l’impasse

L’affaire du démantèlement annoncé de la « jungle » agit comme un révélateur de la désunion européenne en matière migratoire.

Célia Coudret  • 2 mars 2016 abonné·es
Calais : les raisons de l’impasse
© Myr Muratet

Le démantèlement annoncé de la « jungle » de Calais a fait bondir les autorités belges, qui n’ont pas tardé à rétablir le contrôle systématique aux frontières avec la France. La Belgique redoute l’afflux d’exilés du camp calaisien, notamment près du port de Zeebruges, offrant des liaisons quotidiennes avec l’Angleterre. Baisse du tourisme, commerce en berne, image déplorable… Calais fait les frais d’une situation bloquée, alors la Belgique prend des dispositions pour ne pas se retrouver dans la même situation.

Ce que les migrants eux-mêmes appellent la jungle est devenu le plus grand bidonville d’Europe. Des tentes et des cabanes ont été montées à la hâte sur la friche industrielle de la ville du Nord. Syriens, Afghans, Soudanais, Érythréens… La plupart des migrants ont fui la guerre et parcouru des milliers de kilomètres pour rejoindre le Royaume-Uni. Ils sont nombreux à tenter de monter sur un ferry ou de pénétrer dans le tunnel sous la Manche. La plupart d’entre eux échouent et reviennent dans le camp de fortune. Plusieurs milliers de personnes et plus de 300 mineurs isolés y survivent dans la boue, dans l’espoir vain de franchir le Channel. Calais, ville de transit, est devenue une impasse.

Violente évacuation de la jungle de Calais

Lundi matin, une centaine de CRS et une vingtaine de salariés d’une entreprise de travaux publics mandatée par l’État ont été chargés de démonter les cabanes et autres abris de fortune construits par ou pour les migrants. Choqués, beaucoup d’entre eux ne savaient pas où dormir la nuit suivante. « Non seulement nous n’avons pas été prévenus, explique Virginie Tiberghien, membre du collectif de l’École du chemin des Dunes, mais nous ne savons pas où vont les migrants à qui l’on a proposé de prendre des cars. » Les maraudes sociales de la préfecture tentent de convaincre ceux-ci de se rendre dans l’un des 102 centres d’accueil et d’orientation (CAO) disséminés en France ou de rejoindre le Centre d’accueil provisoire (CAP). Ouvert en janvier et financé par l’État, ce centre abrite 125 containers chauffés dont l’accès est contrôlé par un lecteur biométrique de la main et surveillé par des caméras. Selon la représentante de l’Auberge des migrants, « il est à craindre que les personnes évacuées s’éparpillent. Certaines iront dans les centres, mais les autres… » Le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, avait prédit un « démantèlement humanitaire ». Pour l’heure, les témoignages ne concordent pas… Chloé Dubois
Cette situation de paralysie découle d’une succession de traités bilatéraux liés à la mise en place de l’Eurotunnel en 1994. Les accords du Touquet sont particulièrement montrés du doigt. Signés en 2003 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, ils devaient permettre d’endiguer l’immigration clandestine vers le Royaume-Uni, qui ne fait pas partie de l’espace Schengen. De fait, ces accords ont transféré à Calais la frontière anglaise. Le texte précise également que les demandes d’asile doivent être traitées par les autorités de l’État de départ. La France fait de même en Angleterre pour ceux qui veulent rejoindre l’Hexagone. Une situation réciproque seulement sur le papier, car ces accords n’ont pas prévu que les demandes d’asile seraient bien plus nombreuses de la France vers le Royaume-Uni que dans le sens inverse. La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a estimé que la mise en œuvre de ces accords entravait l’ensemble des mouvements migratoires vers le Royaume-Uni. En juillet 2015, elle dénonçait des traités « léonins », déséquilibrés, qui ont fait de la France « le bras policier de la politique migratoire britannique ».

Côté Royaume-Uni, le bénéfice est incontestable : la France prend en charge l’ensemble des demandeurs d’asile. En effet, le renforcement des contrôles a rendu la frontière infranchissable. Ne pouvant quitter le territoire français, les migrants se concentrent par milliers dans la zone de Calais, avec les risques sanitaires et sécuritaires que cela implique. En octobre 2015, leur nombre a atteint un pic estimé à 6 000, faisant suite à une vague d’immigration à la fin de l’été. Aujourd’hui, ils sont encore entre 3 700, selon les chiffres officiels, et 5 350, selon les associations présentes sur place. En outre, même si les demandeurs d’asile parviennent à passer la frontière, ils peuvent être renvoyés vers le pays de premier contact dans l’Union européenne. Car, s’ils ne font pas partie de l’espace Schengen et gardent leurs frontières fermées, les Britanniques ont adhéré au règlement de Dublin, qui autorise ces renvois.

En France, la jungle est considérée comme un « fardeau anglais », tandis qu’outre-Manche, on y voit un problème français. En lieu et place d’une politique européenne commune de protection des exilés, le chacun pour soi est encouragé par Dublin. Face à la crise migratoire, de plus en plus de pays ferment leurs frontières au sein même de l’espace Schengen. Ce repli sur soi peut être vu comme une sorte de réplique de la politique du Royaume-Uni vis-à-vis de ses frontières, sauf que, là-bas, cela a commencé plus tôt. Calais est finalement devenu le symbole de la crise profonde que traverse l’Union -européenne.

Monde
Publié dans le dossier
Europe : Le retour des murs
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