Affaire Baupin, les Verts accusent le choc

Les affaires de harcèlement sexuel, insupportables de contradictions avec les valeurs des écologistes, amènent le parti à revoir son féminisme, qu’il pensait exemplaire.

Ingrid Merckx  et  Patrick Piro  et  Pauline Graulle  • 18 mai 2016 abonné·es
Affaire Baupin, les Verts accusent le choc
© JEAN-FRANCOIS MONIER/AFP

Ça n’était dans pas une ruelle sombre, mais devant une salle de réunion. Denis Baupin l’a plaquée contre un mur. Sandrine Rousseau l’a repoussé. Elle hésite : « Aujourd’hui, on parle d’agression sexuelle, mais j’ai mis du temps à réaliser… » La première à employer ces mots a été Cécile Duflot, quand Sandrine Rousseau lui a raconté ce qui lui était arrivé. C’était trois ans plus tard, en 2014. Les faits étaient prescrits. Où placer le curseur entre de la « drague lourde » et ce qui est caractérisé comme « une atteinte sexuelle commise par un individu sans le consentement de la personne agressée » ?

« Comme dans les affaires de viol, c’est la frontière du consentement qui est en jeu », insiste Elen Debost. Adjointe Europe -Écologie-Les Verts (EELV) à la mairie du Mans, elle fait partie des huit femmes qui accusent Denis Baupin, député EELV, d’agressions et de harcèlement sexuels dans l’enquête publiée par Mediapart et France Inter le 9 mai. Elle témoigne à visage découvert, de même que Sandrine Rousseau (porte-parole EELV), Isabelle Attard (députée ex-EELV) et Annie Lahmer (conseillère régionale EELV). Les quatre autres ont gardé l’anonymat.

Elen Debost fait état de plusieurs mois de harcèlement sexuel par SMS en 2011. « Si on informe l’expéditeur que l’on veut que ces messages s’arrêtent et qu’ils se poursuivent, c’est du harcèlement. Pourquoi le “non” des femmes est-il plus clair dans d’autres pays que dans le nôtre ? » Il y a un contexte patriarcal et sexiste : des blagues douteuses se référant à l’affaire Baupin fusent dans l’hémicycle depuis dix jours. Il y a les abus de pouvoir en ces terres où être « désiré » comme représentant doit provoquer des confusions. Chez les Verts, parti féministe et libertaire, l’affaire Baupin suscite une onde de choc sans précédent.

« En tant que féministe, je voulais montrer que j’étais forte… Et, en tant que féministe, j’aurais dû porter plainte, mais la position de victime est socialement perçue comme un affaiblissement. J’ai été prise dans des -injonctions contradictoires », analyse -Sandrine Rousseau. En 2014, elle s’attaque à la rédaction d’un Manuel de survie à destination des femmes en politique [^1] pour « traiter » de ce qui lui était arrivé. Des rumeurs sur un « DSK chez les Verts » circulent, mais elle ne parvient pas à « aller au bout », c’est-à-dire à nommer Denis Baupin. « Oui, certains hommes politiques ont une vie débridée, écrit-elle dans un chapitre sur « Le sexe des anges ». Et, parmi eux, certains ne comprennent pas forcément immédiatement qu’on ne souhaite pas coucher avec eux. Pour une infime minorité, il faut même exprimer un refus particulièrement ferme… »

Le livre paraît le 8 mars 2015. Deux mois plus tard, sort dans Libération la tribune « Bas les pattes », dénonçant le sexisme en politique. EELV crée une adresse électronique pour recevoir les plaintes en externe et une commission pour les plaintes en interne. Très peu ont été enregistrées. « Il est très difficile de porter plainte en interne, constate aujourd’hui Julien Bayou, porte-parole d’EELV. Nous réfléchissons à un processus permettant de passer par l’intermédiaire d’une association spécialisée. »

« On a dit que j’étais folle »

EELV est un petit parti, avec ses secrets de famille. Quand Dominique Trichet-Allaire, présidente de la commission féministe, a voulu aborder le sujet « Denis Baupin » en conseil fédéral l’année dernière, les réactions ont été « très violentes » : « Beaucoup étaient sidérés, certains ont dit que j’étais folle. En fait, les gens ont eu des réactions basiques : rejet, déni, parce que c’est trop difficile à avaler. »

De nombreux couples se sont formés, séparés, reformés à EELV. « Je me souviens d’avoir demandé que les conjoints – ne serait-ce que les officiels – soient écartés lors du vote de la dernière commission permanente électorale pour les européennes, précise Élise Lowy, secrétaire nationale adjointe. Ça été fait, mais les liens affectifs ont repris le dessus. » Ce qui n’aide pas à s’épancher, surtout dans un groupe qui érige la responsabilité collective en « valeur cardinale ».

« Tout le monde savait des bouts de choses, mais personne n’avait la cartographie complète des agissements de Denis Baupin, suppose Elen Debost. Personne n’avait réellement pris la mesure du problème. » « Et si les victimes ne voulaient pas parler, que pouvions-nous faire ? », s’interroge Julien Bayou. Sous-entendu : « À leur place »…

Denis Baupin aurait été mis en garde plusieurs fois. Dans ces cas-là, il aurait « cessé ses agissements ». C’est pourquoi certains attendent les résultats de l’enquête préliminaire ouverte par le parquet et voudraient encore pouvoir croire à un complot. Pour le 8 mars 2016, Journée de la femme, le député avait posé en photo avec d’autres hommes, tous maquillés de rouge à lèvres. Insupportable hypocrisie pour ses proies. « Il venait d’être choisi pour une mission interministérielle lui ouvrant un nouveau terrain de chasse ! Il fallait parler pour que ça cesse ! », explique Elen Debost.

Pourquoi n’avoir pas porté plainte ? « 95 % des femmes qui portent plainte dans une affaire de harcèlement quittent leur travail », rappelle Cécile Duflot. « Une jeune militante m’avait confié avoir été ennuyée par Denis Baupin, se souvient Julien Bayou. Mais elle ne voulait pas que “ça sorte”. Elle espérait devenir responsable de section un jour. » « On redoute une mauvaise image, on pense à ses enfants… », ajoute Elen Debost. Déposer plainte est lourd de conséquences. Dans un parti féministe, s’y ajoute une forme de culpabilité : « On a l’impression que c’est de notre faute, parce qu’on a des amants, une vie libre… » Paradoxe : la camaraderie, la liberté et l’égalité (prétendue) ne protègent pas de la domination masculine. « Attention !, prévient-elle, n’importe quel propos sexiste à une tribune des Verts se voit immédiatement condamné. » Mais les actes ? « Dans les années 1970, se souvient Alain Lipietz sur son blog (11 mai), les féministes répétaient qu’il fallait que les femmes prennent en main leur propre défense. » Le sentiment qu’il fallait « s’en débrouiller seule », assorti de l’impression d’être une victime isolée, a nourri le silence.

Domination masculine

« On a merdé », tranche Alain Lipietz, qui, tout en affirmant que « Denis n’est pas DSK », essaie de cerner à quelle période Baupin a pu basculer de la drague lourde au harcèlement. « On a cru que le féminisme était acquis, observe Élise Lowy. Parce qu’il y avait une parité parfaite et que la plupart des hommes sont authentiquement féministes. » « L’affaire Baupin a fait descendre les Verts de leur piédestal », lâche Julien Bayou. Quelque chose se serait-il affaissé dans leur féminisme ? « Des militantes plus âgées nous parlent de repli », reconnaît Elen Debost. « Nous avons probablement sous-estimé l’étiolement de la force du féminisme, admet aussi Alain Lipietz. Oui, nous étions un parti particulièrement soixante-huitard, -sexuellement libéré, libertaire, porteur de toutes les revendications des femmes, des homos, etc. Or nous savons depuis Don Juan que la révolution libérale-libertine du XVIIIe siècle était grosse d’une contradiction : la liberté de tous exige la protection des plus faibles, à commencer par les femmes (et les enfants, ce qui a clos rapidement le débat des années 1970 sur la pédophilie). » Il évoque une « contre-révolution individualiste » : « Dans les années 1990, les Verts se transformaient en parti de pouvoir, avec des “places” à offrir. » « La professionnalisation excessive a exacerbé les rapports de domination, ajoute Élise Lowy. Les femmes se sont retrouvées dépendantes économiquement des responsables politiques. »

« Ça n’est pas un hasard si cette affaire Baupin sort chez les Verts », tempère Elen Debost. « C’est parce que c’était un parti féministe qu’il était insupportable qu’un homme comme Denis Baupin y sévisse, renchérit Isabelle Attard. À EELV, il y a cette solidarité féminine qui fait qu’on a réussi à se prendre toutes par la main pour aller dénoncer l’affaire. » Même si cette solidarité a pu aussi les freiner vis-à-vis d’Emmanuelle Cosse, femme de Denis Baupin et mère de jumeaux qu’elle a eus avec lui, ex-secrétaire nationale et amie pour certaines.

« Notre parti fut le premier à mettre en place une ligne Internet et une cellule de lutte interne contre le harcèlement sexuel », se réconforte Alain Lipietz. Et un audit interne vient d’être lancé. « Dans les autres partis, ces affaires sont étouffées, ajoute Clémentine Autain, d’Ensemble ! À la LCR, des hommes mis en cause ont été exclus. Mais, chez les Républicains, ça ne serait jamais sorti. On est la génération qui brise l’omerta ! »

Transmuer la honte en fierté, faire le ménage chez soi, obtenir l’allongement du délai de prescription en matière de délits sexuels… C’est ce à quoi on s’accroche chez EELV. « Le féminisme doit revenir au cœur du mouvement », défend Élise Lowy. S’il est le moins machiste pour Eros Sana, militant vert, la marge de progrès est importante : « Denis Baupin avait thésaurisé un pouvoir qui lui permettait d’exercer des pressions. C’est une violence structurelle non pensée. Les Verts ne pourront pas faire l’économie d’une réflexion sur le contrôle du pouvoir par les hommes : pourquoi la légitimité des femmes est-elle plus contestée ? Lesquelles sont titulaires des grands magistères : énergie, climat, OGM ? » Pour Isabelle Attard, « il y aura un avant et un après Baupin dans le féminisme français : on se souviendra de ces femmes qui éjectent l’ennemi. » Pas tant pour elles que pour les autres.