Bolivie : Evo Morales tient bon

Élu trois fois de suite avec des scores imposants, le Président bolivien compte parmi les derniers grands leaders de la gauche sud-américaine, avec un bilan souvent admiré.

Olivier Doubre  • 15 juin 2016 abonné·es
Bolivie : Evo Morales tient bon
© Jemal Countess/STR/AFP

Le 2 juillet 2013, Evo Morales est retenu treize heures durant à l’aéroport de Vienne (Autriche). Il refuse de laisser inspecter son avion présidentiel, soupçonné d’y cacher Edward Snowden. Le Monde diplomatique est le seul média en France à publier le récit de cet incident hallucinant, où il ne mâche pas ses mots : « Intimidation », « séquestration », « domination coloniale »… L’épisode montre en tout cas la défiance de l’Occident, et des États-Unis en particulier, vis-à-vis de cet Indien élu trois fois de suite depuis 2005 à la tête de la Bolivie.

Né dans une famille -paysanne amérindienne, Evo Morales doit rapidement interrompre ses études pour gagner sa vie et soutenir sa famille. Ce qui explique la maîtrise de l’espagnol encore imparfaite aujourd’hui de celui dont la langue maternelle est l’aymara, une langue vernaculaire. Il fut d’abord maçon, boulanger ou trompettiste avant de devenir planteur de coca. Dans un pays qui a connu de longues années de dictature militaire, où les communautés indiennes ont subi de tout temps un racisme quasi institutionnalisé, Evo Morales devient, à la fin des années 1990, l’un des principaux représentants syndicaux des cocaleros, les planteurs de coca. Cette plante, dont la mastication stimulante est d’un usage millénaire chez les Indiens, est dans la ligne de mire des États-Unis, qui veulent l’éradiquer à cause de son emploi dans la production de cocaïne.

Celui que ses supporters appellent simplement « Evo » va donc défendre cette culture et ses petits producteurs, affirmant une forte dimension identitaire amérindienne. Il acquiert vite la stature de représentant majeur des mouvements sociaux du pays. Après la violente répression policière (qui fait quelque 80 morts) d’une mobilisation sur le prix du gaz, en 2003, le président de droite est contraint de démissionner. S’ensuit une période d’instabilité, la crise sociale s’amplifie, et Morales remporte l’élection présidentielle fin 2005 avec 53,7 % des suffrages. Entre-temps, il a adhéré au Mouvement pour le socialisme (MAS), dont 16 ministres de son premier gouvernement sont issus. En 2008, il expulse l’ambassadeur des États-Unis et les fonctionnaires de la Drug Enforcement Administration (les « stups » états-uniens), qui soutenaient une tentative de sécession de la riche province de Santa Cruz, largement dominée par le patronat et la bourgeoisie « blanche ». Celle-ci rentre finalement dans le rang, n’osant pas rompre l’unité nationale. Cette victoire lui permet d’être réélu fin 2009, avec 64 % des voix, et une majorité absolue au Parlement pour le MAS.

Evo Morales place alors la Bolivie parmi les États à l’avant-garde de la protection de l’environnement, en organisant notamment à Cochabamba, en 2010, après l’échec de Copenhague, une conférence mondiale « des peuples contre le changement climatique ». Cet engagement débouche sur l’inscription dans la Constitution bolivienne du principe de protection de la « Pachamama », la « Terre-mère » dans la mythologie amérindienne.

Plus largement, Morales incarne l’affirmation de l’identité indienne sur la scène continentale et internationale. Même si, au fil du temps, certaines communautés indiennes, notamment celles qui ne vivent pas de la culture de coca, se sont éloignées de lui, encouragées par des ONG états-uniennes réputées proches de la CIA. S’il demeure très populaire parmi les plus pauvres, Evo Morales est détesté par les classes dirigeantes boliviennes, prêtes à tout pour le déstabiliser.

Evo Morales a fait adopter nombre de réformes progressistes, avec un bilan très honorable. Grâce à une politique de relance par la consommation intérieure (qui, en 2014, a crû de plus de 5 %, comme la plupart des années passées), la pauvreté a reculé de 25 % dans le pays, et un million de Boliviens sont sortis de la grande précarité. Il a aussi nationalisé en partie les secteurs minier et pétrolier, et engagé des investissements publics dans les transports, l’industrie, l’agriculture, l’enseignement et la santé. Enfin, Morales a largement augmenté le traitement des fonctionnaires et relevé le salaire minimum de 87 %, tout en maintenant un contrôle strict de la dépense publique, dégageant même un excédent budgétaire en 2014 de 2,6 %, avec un taux de chômage contenu, inférieur à 3,5 % de la population active.

Cette réussite économique et sociale dans ce pays très pauvre est donc à saluer. Il reste que l’homme semble avoir pris un goût certain à l’exercice du pouvoir. Fort de succès électoraux répétés, il a fait modifier une première fois la Constitution en 2009 afin de pouvoir briguer un nouveau mandat de cinq ans, et a tenté la même opération début 2016. Mais il a rencontré là sa première défaite électorale : le refus l’a emporté avec 51,3 % des suffrages. Il restera néanmoins au pouvoir jusqu’à la fin janvier 2020. Et sans doute, en dépit d’une dérive individuelle certaine, l’un des derniers hérauts de l’indigénisme et du progressisme sud-américain.

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Publié dans le dossier
Amérique du Sud : La gauche en panne
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