Comment Free a obtenu le label des entreprises « où il fait bon travailler »

Comment l’entreprise de Xavier Niel a obtenu le label des boîtes « où il fait bon travailler », après avoir écarté de l’étude les salariés trop critiques. Suite de notre enquête.

Erwan Manac'h  et  Nadia Sweeny  • 15 juin 2016 abonné·es
Comment Free a obtenu le label des entreprises « où il fait bon travailler »
© Photo : THOMAS COEX/AFP.

Lorsque le palmarès 2013 des entreprises « où il fait bon travailler » a été publié par l’institut Great Place to Work, certains salariés du groupe ont cru à une mauvaise blague. Free SAS figure à la 19e place du classement des entreprises de moins de 500 salariés, ce qui signifie que son personnel a répondu positivement à au moins 70 % des 59 questions soumises par le cabinet. Des témoins anonymes ont douté publiquement de la sincérité de cette étude. Récoltant au mieux le silence, au pire une plainte pour diffamation. Ils voyaient pourtant juste.

Selon les documents que Politis a pu consulter, Free a mis en place une « stratégie de participation » peu glorieuse au début de l’été 2012. Aux commandes, Angélique Gérard, directrice de la filiale « Management des centres de relation abonnés » (MCRA), qui gère les centres d’appels. Elle présente la candidature de Free SAS, une des 30 filiales du groupe Iliad, qui ne compte alors que 87 salariés. Ça coince. Le président de l’institut « a peur d’un retour de bâton sur le fait que Free SAS soit labellisé sur la base de 87 salariés sondés et qu’un amalgame soit fait avec les 5 500 salariés du groupe », écrit ainsi Angélique Gérard dans un mail interne.

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Mais la patronne des centres d’appels « argumente beaucoup », et le président de Great Place to Work, Patrick Dumoulin, finit par céder. « Nous ne souhaitions pas qu’une seule entité fasse le sondage. J’ai donné mon accord à titre de test, confirme l’intéressé à Politis. On le fait souvent. »

Le sondage sera réalisé sur une base de 95 salariés travaillant dans les bureaux du siège social du VIIIe arrondissement de Paris, où plusieurs entités juridiques du groupe cohabitent. Un ensemble hétéroclite de salariés issus de ces différentes entités sera amené à voter pour la labellisation d’une seule : Free SAS.

Pour s’assurer de décrocher cette labellisation, la directrice de MCRA procède à la sélection des salariés à sonder. Elle délègue à une employée la tâche de « monter » le fichier à transmettre à l’institut, avec « les salariés sur qui nous pouvons compter ! ». Un listing de 86 noms est établi. Le nom de « 16 salariés à exclure » y est souligné en rouge et accompagné de commentaires succincts : « pas évident à gérer », « à éviter », « assez particulier ». Sur la colonne suivante, certains ont droit à une annotation supplémentaire : « Je peux gérer, elle a fait une grosse connerie en début d’année […], je vais le lui rappeler », ou bien « Il me suivra sans problème, il est pro marque Free ». Les 16 indésirables doivent être remplacés par « 24 salariés Iliad [la maison mère] », triés sur le volet, dont le nom apparaît sur un second listing. Pour ne pas « attirer l’attention » du cabinet, le service informatique est chargé de créer des adresses mail « corp.free » aux 24 salariés « à prioriser », selon Angélique Gérard.

Plusieurs salariés notés en rouge sur ce fichier, que nous avons contactés, confirment qu’ils n’ont pas été interrogés en 2012 pour ce sondage. « On a été assez surpris de voir apparaître le groupe dans le classement ; dans la filiale où je travaillais, ce n’était pas tout rose », raconte un salarié « blacklisté », aujourd’hui en contentieux avec son ancien employeur pour « licenciement abusif ». Un autre, pourtant employé chez Free SAS, assure de la même manière « ne jamais avoir été consulté pour participer à ce sondage ». Dans le listing, il portait la mention : « congé longue maladie + contentieux ». Il sera lui aussi licencié quelque temps plus tard.

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L’institut Great Place to Work, à qui nous avons soumis nos informations, ne se -désolidarise pas de Free, avec qui il entretient une bonne relation (Angélique Gérard était invitée le 7 juin à une conférence qu’il organisait sur le « leadership vertueux »). L’institut assure que sa méthode est « impartiale » et que les salariés sont suffisamment informés lors des enquêtes pour lui faire parvenir des remarques en cas de manipulation. Selon lui, des appels aléatoires suivent l’enquête « pour savoir si elle s’est déroulée normalement ». Mais l’institut confirme qu’il mène son étude sur la base d’un fichier fourni par l’entreprise – qui le paye d’ailleurs au moins 3 900 euros pour mener l’étude [^1] – et n’évoque aucune vérification de ce fichier a priori.

Le groupe Iliad a été labellisé une seconde fois en 2014 dans la catégorie des entreprises de plus de 500 salariés. Tous les salariés que nous avons contactés confirment avoir répondu à ce second sondage, qui revêt une importance particulière pour leur direction. « Il était quasiment obligatoire d’y répondre, à grand renfort de publicité et de pression. Des rappels étaient faits sans cesse aux conseillers », se souvient Pierre, un employé, sous couvert d’anonymat. « Un buffet très copieux a été organisé à peine dix minutes avant de retourner répondre au sondage », note un salarié de Centrapel, la filiale parisienne de Free. « Ils nous ont passé de la pommade », ajoute un autre.

Selon plusieurs témoignages, les conditions de travail s’étaient certes un peu améliorées, mais, surtout, les salariés ont eu de sérieux doutes sur la confidentialité du sondage. « Le petit onglet “Great Place to Work” a été intégré à notre interface sur notre poste de travail, sur laquelle on se “loggue” avec un mot de passe, ce qui, pour nous, présuppose que ce n’est pas anonyme. Du coup, les gens ont peur de dire ce qu’ils pensent », confirme une salariée marseillaise.

Les filiales du groupe ont finalement perdu leur label l’année suivante : l’entreprise est passée sous la barre des 70 % de réponses positives nécessaires à sa labellisation. « Le mécontentement des salariés est grandissant, et ils commencent à répondre avec plus de fermeté, notamment à cause de l’annualisation du temps de travail » mise en place la même année, expose un salarié.

Depuis, l’entreprise a lancé une « campagne d’enchantement » du travail, et plusieurs groupes de salariés sont invités à débattre des moyens d’améliorer les conditions de travail (respect, crédibilité, équité, fierté, convivialité). Cela n’a visiblement pas suffi à compenser les cadences élevées et les méthodes brutales appliquées dans certaines filiales pour obtenir le départ des salariés qui dérangent, comme l’a révélé Politis le 19 mai (n° 1404).

Pour avoir remis en cause le bien-fondé de ce palmarès en mars 2013, dans un commentaire anonyme sur le site Univers Freebox, dédié à la marque, l’ex-compagnon d’un salarié du centre d’appels de Colombes a écopé d’un procès en diffamation. Pour le démasquer, l’entreprise est soupçonnée d’avoir recouper l’adresse mail utilisée sur le forum avec les données personnelles de ses abonnés pour retrouver l’identité de l’internaute et fournir son nom aux enquêteurs. Et ce, sans autorisation du juge. Comme l’a rapporté Mediapart, la nullité de la plainte a été prononcée le 26 novembre 2015 pour des raisons techniques. Contactée le 26 mai, la direction de Free « conteste fermement » ces informations et ne souhaite pas les commenter.

[^1] Source : Great Place to Work, L’Express, 14 mars 2012.

Économie
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