Les travailleurs sociaux dénoncent la libéralisation du secteur

Depuis 2002, les travailleurs sociaux se heurtent aux réformes successives visant à uniformiser les formations professionnelles et les métiers du secteur. Peu entendus, ces derniers peinent à alerter l’opinion sur les véritables dangers de ces refontes.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 20 juin 2016
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Les travailleurs sociaux dénoncent la libéralisation du secteur
© Photo : BURGER / Phanie.

Concocté dans l’intention de « valoriser » et de « moderniser » le secteur, le plan d’action gouvernemental en _« faveur » du travail social, annoncé le 21 octobre 2015, fait suite aux discussions engagées durant les États généraux du travail social (EGTS). Un raccommodage que les opposants à ces incessantes révisions définissent comme une casse du travail social et des métiers, qui ne vise qu’à _« normaliser » et à « libéraliser » les professions. Contestée, cette lettre de mission confiée à la commission professionnelle consultative du travail social (CPC) par Ségolène Neuville, secrétaire d’État auprès de la ministre des Affaires sociales, suscite de nombreuses réactions.

Collectifs, syndicalistes et professionnels de la formation ou du terrain se mobilisent afin d’éclairer les dessous de cette réforme prévue par le plan interministériel et organisent une manifestation mardi 21 juin, sur fond de contestation de la loi travail.

Les métiers du social : une lente « destruction »

Amorcée depuis plus d’une quinzaine d’années, la réforme des formations est « un long processus qui a pour conséquence d’effacer les identités et les spécificités des professions », résume Christine Sovrano. Formatrice et cégétiste, elle dénonce l’instrumentalisation du dispositif des EGTS, « qui prétendent instaurer un dialogue social », et font croire que « la demande de ces refontes venait des travailleurs sociaux, des employeurs et des usagers ».

Pourtant, Christine Sovrano assure « que les discussions avaient d’ores-et-déjà commencé en amont avec la Commission professionnelle consultative [CPC] », et que ces révisions vont dans le sens « de l’employabilité ». Il revient désormais à la CPC, instance de consultation auprès de la ministre chargée des affaires sociales, de fixer les axes de la mise en œuvre du plan gouvernemental. Retirés de la table des discussions le 23 mai, la CGT et FO (syndicats majoritaires du secteur) ont clairement fait part de leur opposition :

Tout est fait dans l’urgence, sans réfléchir. Des rapports sont produits, mais on ne les traite pas. Alors nous sommes sortis car nous ne voulions pas contribuer à la destruction de nos métiers.

Afin de faire valoir leur argumentaire, et demander le retrait de cette réforme, les syndicats ont tout de même rencontré jeudi 16 juin le directeur du cabinet de Mme Neuville. Bien que ce dernier ait à nouveau demandé à la CGT et à FO de revenir à la table des « négociations », Christine Sovrano décrit des « échanges stériles » et « sans profondeurs » qui n’ont mené à rien.

Au-delà de l’instrumentalisation, Cristel Choffel, assistante sociale de la fonction publique syndiquée à la FSU, précise que les personnes réunies autour de ces dispositifs, notamment durant les EGTS ou les assises territoriales, étaient principalement « des cadres » : « Les syndicats, n’étant pas invités, ont dû faire valoir leur présence. Durant les assises territoriales, ni les syndicats, ni les professionnels n’ont pu prendre part aux débats, alors qu’il y avait des représentants des usagers, comme Emmaüs. »

De fait, les informations filtrent peu, et une grande méconnaissance de la situation entourent ces évolutions, y compris parmi les professionnels. « Nous sentions qu’il y avait une refonte en cours, mais les éléments n’étaient pas clairs et les informations filtraient peu », explique Gabrielle Garrigue, formatrice et membre du collectif Avenir Educ, justement créé en mars 2014 pour changer cette donne :

En février 2014, nous avons eu connaissance de certains scénarios proposés à la CPC, et nous nous sommes rendus compte que les choses étaient déjà ficelées. Pas mal de gens étaient impliqués dans cette réflexion, sans que les professionnels du terrain ne soient intervenus. En mars, nous avons donc rassemblé des formateurs, des professionnels de terrain, des chercheurs et des étudiants sur la question de l’avenir du travail social.

Concluant que des changements étaient en train de s’organiser de façon « anti-démocratique », les acteurs de cette rencontre ont créé un collectif et lancé une première pétition en ligne. L’objectif étant de récupérer, analyser et diffuser les informations relatives à la refonte et ainsi amener les professionnels du terrain et de la formation à saisir les enjeux sous-jacents.

Après quelques manifestations, Avenir Éducs et les différents syndicats, critiques vis-à-vis des thèmes débattus durant les EGTS qui ne visaient « qu’à valider par avance la refonte telle qu’elle avait été présentée », ont décidé de « réactiver » l’opposition en mettant en place, en décembre 2014, les États généraux alternatifs du travail social (EGATS). Suite à la remise d’un rapport contesté, qui précède par ailleurs le plan ministériel, les EGATS souhaitaient créer un rapport de force visant à défendre _« une vision du travail social fondée sur l’individu et non sur une logique gestionnaire, dans le respect de la dignité des personnes accompagnées et des professionnels qui en sont chargés ».

Mais dans les faits, qu’est ce que prévoit cette réforme ? Afin de remettre en contexte la création du collectif Avenir Educs, Gabrielle Garrigue et Sylvain Beck ont rédigé un document qui revient sur les _« bouleversements » du secteur. Depuis une première révision des diplômes en 2007, et l’instauration de la semestrialisation des cursus en crédit européens en 2013, le collectif constate une « tendance à l’uniformisation des diplômes avec le développement de l’idée d’un travailleur social unique » qui, à terme, vise à remplacer les différents métiers du niveau 3 (éducateur spécialisé, éducateur de jeunes enfants, assistants de services sociaux, conseillers en économie sociale et familiale et éducateurs techniques spécialisés).

Aussi, Avenir Educs dénonce la remise en question des stages longs et leurs séquençages, puisque c’est justement ce qui permet l’« apprentissage des métiers », mais aussi de « pouvoir développer une véritable relation de confiance avec les personnes ». Une question qui a d’ailleurs beaucoup mobilisé les étudiants, formateurs et professionnels en 2014.

Membre de la Commission action travail social de Nuit debout, Thibault a été diplômé en 2015. Sensibilisé à ces questions, le jeune homme travaille aujourd’hui au sein de la prévention spécialisée dans les quartiers et milite pour l’abandon de cette réforme. Engagé dans le mouvement social « contre la loi travail et son monde » au sein de la commission, le jeune homme explique être spécialement opposé à ce que symbolise la refonte des formations :

Cette nouvelle réforme s’ajoute aux autres. Au-delà, elle est à articuler avec l’ensemble des textes législatifs qui touchent le travail social et qui ont la même logique : l’uniformisation pour des questions d’employabilité.

Concernant le séquençage des stages, Thibault évoque lui aussi un « non-sens » puisque « nos métiers s’apprennent non seulement sur le terrain, mais aussi dans la durée ».

Derrière cette refonte, une uniformisation du travail social

Si la construction de ces formations en crédits européens permet la reconnaissance du niveau licence, grande revendication des travailleurs sociaux, Christine Sovrano nous explique cependant que le plan d’action gouvernemental la prévoit « en fonction de l’emploi que la personne va occuper » :

Le gouvernement propose notamment d’avoir des contenus communs entre différents diplômes, et donc différentes professions. Nous contestons une logique qui vise à certifier des compétences en lien avec le visible, alors que la base de nos métiers est l’accompagnement. Cela n’est pas évaluable et la somme des compétences ne fait pas un métier.

Auparavant, « un diplôme était préparé pour chaque métier, reprend Christine Sovrano. Soit quatorze formations pour quatorze métiers différents, du niveau 5 (BEP, CAP) au niveau 1 (Master) », allant de l’accompagnement des personnes à la gestion des organisations et à l’ingénierie. Mais « nous sommes passés de la logique de métier à la logique de compétence ».

Dans le cadre de la révision des diplômes, « on s’est aperçu qu’il y avait un glissement des tâches. Par exemple, les éducateurs spécialisés (niveau 3) ont commencé à avoir des fonctions de coordination, au détriment de l’accompagnement des personnes, souvent réservé aux professionnels de niveau 5, donc aux gens qui ont le moins de qualifications. »

© Politis

Ci-haut, rassemblement de travailleurs sociaux le 12 décembre 2014. Crédit : CITIZENSIDE / JALLAL SEDDIKI / citizenside.com / Citizenside.

Si la remise en question de l’identité professionnelle est estimée préoccupante, la CGT dénonce également « l’uniformisation progressive des formations par niveaux de qualification au nom de l’amélioration de la fluidité des parcours » ainsi que la volonté manifeste des pouvoirs publics « de reprendre la main sur la formation continue ». Une institutionnalisation du travail social réfléchie, selon Christine Sovrano, en fonction de la diminution des coûts.

« On va avoir des personnels de plus en plus conformes à l’organisation du travail, estime la formatrice cégétiste, mais de plus en plus en difficulté par rapport aux métiers de l’accompagnement. Si on positionne aujourd’hui des éducateurs spécialisés sur des postes de management et de chef de service, avec des salaires d’éducateur spécialisé, saupoudrés de primes de sujétion, ça veut dire qu’on n’a plus besoin du chef de service qui était payé beaucoup plus cher et que la dimension  » accompagnement  » va être réservée à ceux qui ont le moins construit une professionnalisation dans ce domaine. »

Un « démantèlement » de la profession largement décrié et assimilé à une logique libérale par les professionnels. Sur le terrain, Cristel Choffel dit d’ores-et-déjà ressentir ce changement, mais aussi une perte de sens de la profession et de ses valeurs, « puisqu’il n’y a pas de politique sociale affirmée » ni de remise en question des mesures prises dans le cadre de cette refonte des métiers. Selon elle, il est pourtant indispensable de se poser les bonnes questions et de savoir « quels travailleurs sociaux nous voulons pour notre société ».

Et c’est à ce titre que les deux syndicalistes s’insurgent contre les réponses du gouvernement, qui n’écoutent, selon elles, que les employeurs. « À chaque problème social, un dispositif social est proclamé dans l’urgence » et le professionnel deviendrait l’ « expert » des pratiques administratives. « Les gens viennent comme dans une boutique sociale, soutient Cristel Choffel. Et le professionnel doit être celui qui permet à la personne d’atteindre son objectif. » Une déconsidération de la pratique professionnelle puisque le travailleur social est mis à disposition d’un dispositif, « alors qu’il est censé créer une relation d’accompagnement et émancipatrice avec l’autre ».

Une « catastrophe » pour Christine Sovrano, qui insiste sur les liens à faire entre les politiques sociales et les politiques économiques qui sont menées, sans réflexion sur le vivre ensemble.

Tout est décidé dans la précipitation, renchérit la formatrice. On a du terrorisme, alors on nous dit d’enseigner les valeurs républicaines sans penser à définir la notion même de solidarité.

Pour les travailleurs sociaux impliqués dans la contestation, il s’agit donc de faire comprendre que cette « casse du travail social et des métiers » est à mettre en lien avec notre société. Mais comme ses collègues, Thibault estime qu’il est difficile de sensibiliser le public à ces questions : « Nos terrains sont éclatés non seulement entre le privé et le public, mais aussi par des professions et des terrains radicalement différents, explique le jeune homme. Au-delà, il est difficile de toucher les gens alors que même dans le secteur, la transmission des informations est difficile. »

Une logique de rentabilité

D’après Avenir Educs, cette refonte des diplômes visant à assurer l’employabilité des étudiants a commencé il y a bien longtemps. Lancé en 1999, le processus de Bologne a largement contribué à ce changement de logique, notamment « la table ronde des industriels européens » :

La formation est, pour les grandes entreprises, un levier essentiel pour étendre leur marché et adapter les professionnels à des logiques de compétition mondiale. Ainsi, en suivant le processus de Bologne, le travail social suit un mouvement néolibéral généralisé mis en place sous l’égide de ces mêmes lobbys pour rendre la main-d’œuvre plus flexible.

Révoltée par la mise en application de ce modèle, Gabrielle Garrigue évoque les enjeux de la financiarisation dans le secteur du travail social. Sous couvert d’économie sociale et solidaire, la jeune femme s’insurge contre un travail social pensé avec les écoles de commerce et le monde de la finance. « Aujourd’hui, le gouvernement met l’accent sur les entrepreneurs sociaux, reprend la formatrice. L’idée est de faire intervenir des investisseurs privés dans le social. »

En effet, Gabrielle Garrigue remet en question l’existence même de ces « contrats à impact social » (Social Impact Bonds) que le Collectif des Associations Citoyennes, définit comme le symbole de _« la marchandisation de notre société, où le social n’est réduit qu’à un nouveau marché et devient une source de revenus pour les groupes financiers ».

Présenté par Martine Pinville, secrétaire d’Etat chargée du Commerce, de l’Artisanat, de la Consommation et de l’Économie sociale et solidaire, comme un _« mécanisme » permettant à « un acteur social, une association par exemple » de « faire financer un programme de prévention par un investisseur privé, qui sera lui-même remboursé par la puissance publique », « le contrat à impact social s’inscrit dans la politique générale du Gouvernement de développement de l’économie sociale et solidaire », et fait l’objet d’un appel à projet du 16 mars 2016 au 31 mars 2017.

Des appels dénoncés au-delà du secteur, tant la question éthique se pose. _« Après des appels à projets pour investir dans l’immobilier, cela concerne aujourd’hui la maltraitance des enfants », rapporte Gabrielle Garrigue. Le collectif considère que la « philanthropie des entreprises et des banques doit passer par les impôts » et qu’il appartient à l’État de protéger les personnes exclues ou vulnérables, et non pas de leur permettre d’en tirer des bénéfices. Un désengagement dangereux du gouvernement qui contrevient, selon eux, au principe d’égalité.

Société Travail
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