Ventes d’armes : Grands principes et gros bénéfices

La France ne manque jamais une occasion de proclamer son attachement aux droits de l’homme. Mais elle continue de vendre des armes à des régimes qui les bafouent quotidiennement.

Sébastien Fontenelle  • 29 juin 2016 abonné·es
Ventes d’armes : Grands principes et gros bénéfices
© STEPHANE DE SAKUTIN/POOL/AFP

En 2012, François Hollande, candidat socialiste à l’élection présidentielle, prend l’« engagement » – parmi beaucoup d’autres – que, s’il est élu, il portera « haut la voix et les valeurs de la France dans le monde ».

Un an après son élection, son ministre des Affaires étrangères de l’époque, Laurent Fabius, se félicite chaudement, le 2 avril 2013, de « l’adoption par l’Assemblée générale des Nations unies, à une forte majorité, du Traité sur le commerce des armes (TCA) ». Il s’agit selon lui d’« une très bonne nouvelle », car c’est « la première fois » que « la communauté internationale se dote d’un instrument juridiquement contraignant pour réguler » ces transactions. Il ajoute : « C’est une avancée majeure pour le droit humanitaire international et les droits de l’homme, placés au cœur des critères que les États parties s’engagent à respecter pour réguler les transferts d’armes à travers leurs dispositifs nationaux de contrôle. » Puis, enfin, il précise que « la France », fidèle en cela à la promesse faite en 2012 par son président, « a pris une part active dans la négociation et fait preuve d’un engagement déterminé, à la mesure de ses ambitions » : c’est – devine-t-on – ce qui l’autorise, drapée dans ses principes, à donner de sa voix (et de ses valeurs) pour « encourager les États membres des Nations unies à signer et ratifier rapidement ce traité ».

Sauf que : dans le même temps qu’elle exhorte ainsi le monde à plus de vertu, la France fait preuve, dans sa propre pratique, de beaucoup plus de souplesse. Et, en vérité, de beaucoup de « duplicité », assène Aymeric Elluin, chargé de plaidoyer chez Amnesty International. Car elle vend des armes à des pays livrés au despotisme et choie des acheteurs qui piétinent quotidiennement le droit international humanitaire.

Légion d’honneur

Anecdote édifiante : le 26 novembre 2014, le ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian, recevant à dîner le président égyptien Al-Sissi, fait installer autour de ses couverts, à la probable fin de joindre l’utile du négoce à l’agréable du tête-à-tête, « de petites maquettes [^1] » de ce que l’industrie française de l’armement produit de plus performant : le Rafale de Dassault Aviation, si coûteux pour le contribuable français [^2], des tanks… Cette délicatesse s’avère payante : trois mois plus tard, l’Égypte passe une commande d’équipements militaires d’un montant de 5,2 milliards d’euros, portant principalement sur l’achat de 24 exemplaires du Rafale – qui n’avait, jusqu’alors, jamais été vendu à l’étranger.

Au mois d’octobre 2015, le Premier ministre français, Manuel Valls, en visite officielle à Riyad, se targue [^3] sur Twitter d’avoir, « pour nos entreprises et l’emploi », favorisé la signature de 10 milliards d’euros de contrats avec l’Arabie saoudite, qui s’est notamment engagée à lui acheter 30 patrouilleurs rapides. Mauvaise pioche : le 25 février 2016, le -Parlement européen adopte à une très large majorité une résolution condamnant « les frappes aériennes de la coalition menée par l’Arabie et le blocus naval imposé » au Yémen, qui ont fait « des milliers de morts ».

Eva Joly et Pascal Durand, eurodéputés écologistes, soulignent le caractère exceptionnel de cette initiative : « La demande d’un embargo européen sur la vente d’armes à l’Arabie saoudite est une première historique et reflète l’exaspération de plus en plus d’Européens quant à l’impunité avec laquelle l’Arabie saoudite massacre des milliers de civils au Yémen », expliquent-ils. Mais la France fait alors le choix de ne pas céder à cette sensiblerie, et de célébrer plutôt l’annonce que Riyad va lui acheter, pour près de 3 milliards de dollars, des moyens antichars, des hélicoptères de combat et trois corvettes équipées de missiles Mistral – liste non exhaustive.

Peu après, le 4 mars dernier, soit quatre ans après son élection, François Hollande, décidément arc-bouté contre sa promesse de porter haut quelques valeurs, remet la Légion d’honneur à Mohammed Ben Nayef, prince héritier d’Arabie saoudite et ministre de -l’Intérieur du royaume – où 158 personnes ont été exécutées en 2015 [^4]. Cette célébration se fait en catimini : la présidence de la République, habituellement très prompte à médiatiser l’agenda diplomatique du chef de l’État, ne l’a annoncée nulle part. Mais, lorsque l’agence de presse saoudienne SPA rompt – non sans malice – cet incognito, Manuel Valls proclame qu’il convient d’« assumer » sans « hypocrisie » ce qu’il appelle une « relation stratégique ».

Hypocrisie ou amnésie

Et, certes, l’hypocrisie n’est pas ce qui guette les socialistes hexagonaux lorsqu’ils sont aux affaires. Il est facile de s’en convaincre – pour le modique prix d’une amnésie. De l’oubli que Riyad est devenu, dans le commerce militaire, le premier client de la France, qui, selon Amnesty International, lui livre, avec d’autres pays européens, « des armes du même genre que celles qui sont actuellement utilisées lors des attaques aériennes et au sol au Yémen par l’Arabie saoudite et ses alliés pour commettre des violations flagrantes des droits humains et des crimes de guerre [^5] ». Ou de celui que Paris, « complice de la répression », continue « de fournir à l’Égypte des armes et des équipements pour le maintien de l’ordre [^6] ».

D’aucuns, du reste, semblent n’éprouver que très peu de difficultés à se désintéresser de ces tracasseries. Nul ne peut plus prétendre ignorer que le risque existe que les armes livrées aux Saoudiens et à leurs alliés soient « utilisées pour commettre ou faciliter la commission de violations graves du droit international humanitaire au Yémen » – et que leur vente, dès lors, contrevienne aux dispositions du TCA. Mais Jean-Yves Le Drian préfère proclamer : « Les performances de nos exportations de défense font de la Défense l’un des secteurs économiques les plus dynamiques en France, qui crée et continuera à créer des dizaines de milliers d’emplois et à favoriser le développement de dizaines d’entreprises de toutes tailles. »

Et le Parti socialiste (PS), saisi peut-être des mêmes éléments de langage, de bisser : dans un tract surréaliste [^7], il compte comme gage de « la réussite » du quinquennat de -François -Hollande les mêmes « performances de l’industrie de défense ». Puis il loue l’habile « méthode » consistant à « apporter le soutien du gouvernement aux entreprises » d’armement « dans les relations bilatérales avec les États clients (Australie, Égypte, Arabie saoudite, Qatar, Inde) ». Puis, finalement, il s’extasie du bon tour ainsi joué, rétrospectivement, au sarkozysme timoré : « Alors que les ventes à l’export du secteur s’élevaient à 4,8 milliards d’euros en 2012, elles ont atteint en 2015 le record de 16,9 milliards. »

Les valeurs de la France

Le 13 juin, la société américaine IHS, spécialisée dans le renseignement économique, a révélé, dans son rapport annuel sur les ventes d’armes dans le monde, que la France « devrait », en 2018, « dépasser la Russie pour devenir le deuxième exportateur mondial » d’armement, après avoir spectaculairement « relancé son industrie de défense [^8] ». On voit par là que les hourras du PS, d’un strict point de vue comptable, et concurrentiel, ne sont pas que des rodomontades. Vu depuis les geôles où croupit la dissidence égyptienne, ou depuis le Yémen, où les « opérations aériennes » de la coalition menée par l’Arabie saoudite ont, selon l’ONU, « contribué à créer un environnement complexe » dans lequel « de nombreux enfants ont été tués et blessés », il n’est pas complètement certain que ces « résultats exceptionnels » de l’industrie hexagonale forcent les mêmes admirations. Mais gageons que « la voix et les valeurs de la France » sauront transcender « dans le monde » d’éventuelles ingratitudes. 

[^1] Le Point, 4 décembre 2014.

[^2] Selon un rapport sénatorial de 2013 (www.senat.fr/rap/a13-158-8/a13-158-8_mono.html) : _« Avant prise en compte du projet de loi de programmation militaire (LPM), le coût total du programme [Rafale] pour l’État était de 45,9 milliards d’euros. »

[^3] Un peu hâtivement, puisqu’à ce moment-là aucun nouveau contrat commercial ferme n’a encore été signé.

[^4] Et, depuis le début de l’année 2016, 94 personnes ont été exécutées en Arabie saoudite.

[^5] Voir www.amnesty.fr

[^6] Ibid.

[^7] « Soutenir les performances de l’industrie de la défense », 17 juin.

[^8] L’Opinion, 13 juin.

Monde
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