Semaine du goût : À l’école de la standardisation

Les géants de l’agroalimentaire ont investi les cantines scolaires et les écoles hôtelières, imposant parfois leurs propres normes.

Jean-Claude Renard  • 5 octobre 2016 abonné·es
Semaine du goût : À l’école de la standardisation
© Photo : JEFF PACHOUD/AFP

La mainmise de l’agroalimentaire ne touche pas seulement une grande partie de la restauration commerciale. Elle est aussi au cœur du goût, dans les cantines scolaires et les écoles hôtelières. Les premières doivent suivre les appels d’offres lancés tous les trois ans par le conseil départemental « pour obtenir les prix les plus compétitifs, explique, sous couvert d’anonymat, un chef de cuisine dans un collège situé dans le sud de la France_. Ce sont donc ceux que proposent les grosses sociétés, pas forcément tournées vers la qualité, et l’on est obligé d’en tenir compte pour diminuer le prix de revient d’un repas. Leurs propositions s’appliquent à tous les produits, de la salade en sachet aux plats cuisinés, des pièces de viande aux poissons reconstitués, des nuggets aux omelettes, des aliments panés aux éclairs au chocolat_ ».

Dans son département, beaucoup d’établissements s’en remettent à une cuisine centrale (unité de production culinaire), fabriquant plus de 4 000 repas par jour, destinés à des -cuisines satellites où ces repas seront simplement réchauffés. Dans cette unité ou dans la plupart des bahuts, où l’on fait désormais « plus d’administratif que de cuisine », les produits sont semi-élaborés, les légumes arrivent épluchés, lavés et découpés, les crèmes et les fonds de veau sous forme de poudre.

« Il suffit de verser de l’eau. On n’a plus un os, plus une carcasse en cuisine. Du coup, tous les fonds de sauce ont le même goût. On n’a même plus à clarifier un seul œuf, mélanger du sucre avec de la vanille. On ne s’emmerde plus à réaliser des cuissons longues, des mijotages, ou à préparer une mirepoix, tailler des légumes, nettoyer des fruits. On ne fait qu’assembler les produits. On peut ainsi trouver des sachets avec tous les ingrédients d’une paella, prête en moins d’une heure. Le chef de cuisine peut arriver à 10 h 30 sans problème pour servir tranquillement les gosses à midi ! Il n’a pas besoin de faire revenir son chorizo ni ses crustacés. Les grosses sociétés de l’agroalimentaire ont tout fait pour qu’on ne cuisine plus, au prétexte d’hygiène, dans un secteur où, plus il y a de repas, plus forte est la rentabilité. » C’est comme ça qu’on achète des seaux de cinq litres de mayonnaise et plus un œuf. Ou alors présenté en tube.

Cette prégnance de l’agroalimentaire, que l’on retrouve bien souvent dans les cantines des hôpitaux et des maisons de retraite, n’est pas sans conséquence, précise le chef : « On n’a plus besoin de personnel qualifié. Pour mettre vingt-cinq grammes de poudre dans un litre d’eau, pas besoin d’un BEP ni d’un CAP ! D’ailleurs, il y a vingt ans, on entrait sur concours dans les cuisines d’un établissement, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Un entretien préalable suffit. » Et, dans le meilleur des cas, on reçoit une formation de quatre ou cinq jours. « Les jeunes qui entrent ne cuisinent pas, ou bien c’est devenu très rare. Dans tous les cas, c’est comme pour les restaurants, certains ont envie de cuisiner, d’autres pas. »

Chiffre d’affaires À haute température

Chez Pomona, parmi les poids lourds du secteur, regroupant plusieurs filiales (TerreAzur, Relais d’or, EpiSaveurs, PassionFroid), le chiffre d’affaires était de 3,007 milliards d’euros en 2013 ; il est de 3,168 milliards en 2015. À Metro, on dépasse les 4 milliards. Chez Brake France, partenaire du Syndicat national des hôteliers, restaurateurs, cafetiers et traiteurs (Synhorcat), le chiffre d’affaires s’élève à 665 millions d’euros (2014), avec 45 000 clients. Sur son site, Davigel affiche un portefeuille de 66 000 clients et un chiffre d’affaires de 715 millions d’euros (2013).

Lui, situé à l’écart des axes routiers, a pu privilégier son maraîcher, il choisit ses légumes et ses fruits à « l’épicerie du coin », idem pour le pain, possède ses propres fournisseurs, dont sa boucherie, une petite entreprise familiale à quelques kilomètres. Seul en cuisine, il sert deux cents repas par jour (130 pour le collège, 70 pour l’école primaire), commence sa journée à 5 h 30 le matin, termine entre 15 h et 16 h, et revendique de cuisiner, d’établir ses menus, d’être autonome – ce qui ne l’empêche pas d’être continuellement démarché par les groupes industriels. « On n’est pas obligé d’adhérer ! » D’autant qu’en préparant lui-même ses repas, exécutant du sur-mesure, il se protège de tout gaspillage alimentaire. Ses assiettes reviennent vides à la plonge. Quand il y a des restes, ils finissent au compost.

À chaque cuisinier de s’adapter, donc, de négocier avec son comptable et son directeur d’établissement. Ce que confirme un autre chef de cuisine, dans un collège du Finistère, préparant 350 repas par jour, conjuguant les impératifs de coûts et une démarche de produits bio et locaux. « Aller soi-même chercher la matière première, c’est une question de volonté. Cela dépend des départements, donc des élus. Il faut reconnaître que beaucoup se contentent d’ouvrir des sachets, même si l’on observe une prise de conscience ces dernières années, avec plus de défiance. »

Et le public, dans tout ça ? Justement, « il faut parfois tenir compte du goût des enfants, reprend le chef de cuisine du Sud, de ces enfants formatés au hamburger-frites, qui adorent le cordon-bleu et refusent le légume. Du coup, les parents se plaignent que leurs enfants ne mangent pas à la cantine, alors qu’ils payent, et les cuisiniers se mettent à proposer une pizza en entrée suivie d’un -cordon-bleu, sans aucun respect de l’équilibre d’un repas. C’est une chaîne et tout doit être repensé. Ce n’est pas en une semaine qu’on va apprendre le goût aux mômes ! »

Question d’éducation et de formation, qui pourrait passer par les écoles hôtelières, ces maisons censées instruire et mettre en avant ce fameux patrimoine culinaire français tant vanté. Mais des écoles également investies par l’agroalimentaire. Des écoles où l’on vous apprend, notamment, la législation très restrictive sur la réalisation d’un fond de veau ou d’un fond de volaille, base de la cuisine, devant passer de 65 degrés à 5 degrés en deux heures et donc en chambre de refroidissement, une chambre évidemment coûteuse. Faute de ce matériel, pas d’autorisation. Mais ce n’est pas grave puisque les groupes industriels viennent à point vous fournir précisément ce qu’il faut de poudre pour faire un fond. L’exemple est éclairant. C’est comme ça qu’on met un pied dans les écoles. Et, une fois la brèche ouverte, les industriels s’y engouffrent très bien.

Aujourd’hui, les élèves des écoles hôtelières apprennent à partir de certains produits frais, certes (et souvent en bas de gamme), mais aussi de produits livrés par l’industrie agro-alimentaire, des légumes préparés, des viandes apprêtées, désossées, des poissons parés. « Ce qu’on appelle le “produit alimentaire intermédiaire” fait partie des compétences exigées pour les CAP et BEP », dit un enseignant des Côtes-d’Armor. Les écoles hôtelières sont ainsi devenues des « écoles de la standardisation ». Résultat, qui sait encore vider, brider, larder une volaille ? Un enseignant du Nord reconnaît devoir faire des stages de formation proposés par les sociétés industrielles pour être à la page du surgelé. « L’obligation du bio et du local n’est pas automatique. Ça devrait l’être, mais le marché est organisé de telle façon qu’on a besoin des industriels. Dans l’ensemble, cela tient à la hiérarchie. Et l’on sait très bien que nos élèves ne seront pas tous dans un restaurant étoilé Michelin. Il faut aussi les former aux technologies industrielles. » Et la meilleure façon de les former, c’est d’imposer ses propres règles, comme le fait très bien l’industrie.