Erdogan, ou le coup d’État permanent

Après l’incarcération des coprésidents du Parti démocratique des peuples (HDP), avec sept autres députés, les forces démocratiques du pays dénoncent la répression orchestrée par le pouvoir.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 9 novembre 2016 abonné·es
Erdogan, ou le coup d’État permanent
© Photo : KAYHAN OZER/ANADOLU AGENCY/AFP

Tandis que l’Union européenne exprime ses « inquiétudes » à l’égard de la politique autoritaire menée par Recep Tayyip Erdogan, qui ne cesse de s’en prendre aux forces de l’opposition, le visage de la démocratie en Turquie tend à disparaître. C’est en tout cas le message que sont venus transmettre des milliers d’opposants, samedi 5 novembre, dans les rues des grandes villes européennes. À Paris, les manifestants ont d’ailleurs regretté « la complaisance » de l’Union européenne (UE) à l’égard d’Ankara, une Europe en proie à un « inadmissible chantage permis par l’accord signé avec Bruxelles », et dont l’objectif est d’endiguer les flux migratoires. Or, sans condamnation de la part de l’UE, nul doute, selon Eyyup Doru, le représentant du Parti démocratique des peuples en Europe (HDP-E), « que c’est une guerre civile qui se profile », sous le regard « passif » des États membres.

En Turquie, sur les onze députés du HDP brutalement arrêtés la nuit du 4 novembre dans le cadre d’une enquête liée au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), neuf ont été placés en détention préventive en attendant leur procès, dont Figen Yüksekdag et Selahattin Demirtas, les dirigeants de la principale formation pro-kurde du pays. Deux autres députés ont été relâchés, mais demeurent en liberté provisoire.

Quelques heures après la rafle, une attaque à la voiture piégée visant un bâtiment de la police à Diyarbakir, capitale du Kurdistan turc, a immédiatement été attribuée par le -Premier ministre aux rebelles du PKK. Le même jour, cet attentat avait cependant été revendiqué par le groupe État islamique, avant d’être reconnu dimanche par les Faucons de la liberté du Kurdistan (TAK). Une organisation indépendantiste kurde, dissidente du PKK, engagée dans une lutte armée contre Ankara, et qui affirme avoir agi en représailles « des politiques meurtrières » menées par les forces de sécurité dans le sud-est du pays.

Au lendemain de ces arrestations, qui ont provoqué une vague d’indignation dans le pays, neuf journalistes et collaborateurs du -quotidien d’opposition Cumhuriyet ont par ailleurs été placés en détention. Arrêtés fin octobre, ils sont soupçonnés d’entretenir des liens avec le mouvement du prédicateur Fethullah Gülen, accusé d’avoir organisé, avec le PKK, la tentative de coup d’État en juillet dernier.

Tristement prévisible, l’emprisonnement de ces élus s’inscrit, d’après le HDP-E, au cœur d’un vaste « agenda autoritaire » que le gouvernement veut imposer « aux peuples de Turquie ». En effet, depuis son investiture, Erdogan n’a jamais caché son intention d’instaurer un régime présidentiel qui lui permettrait de centraliser les pouvoirs de l’exécutif. Le HDP-E dénonce une tentative désespérée d’écarter l’opposition, « particulièrement le HDP, qui avait empêché à deux reprises l’AKP de rassembler le nombre de sièges parlementaires nécessaires pour procéder aux changements constitutionnels » qui pourraient permettre à Erdogan de réaliser ses objectifs. Sous l’impulsion de Selahattin Demirtas, le HDP a de son côté réussi à élargir sa base électorale au-delà de la seule communauté kurde du pays, se présentant comme une alternative solide, ouverte aux femmes et à toutes les minorités du pays.

Mais, le 20 juillet 2015, l’attentat de Suruç donne prétexte à une déclaration de guerre aux « terroristes » de l’intérieur. Bien que cette attaque ait été attribuée au groupe État islamique, le processus de paix entamé en 2012 avec le PKK est abandonné. L’escalade de la violence commence alors : les forces de sécurité investissent le Kurdistan turc, au sud-est du pays, où des affrontements meurtriers vont jusqu’à la « destruction de sept villes », rappelle Eyyup Doru. C’est le retour de « la sale guerre » et son lot de victimes civiles.

Un an plus tard, en juillet 2016, la tentative de renversement du pouvoir permet à « -l’hyper-président » d’organiser une vaste purge visant à « nettoyer » la société de ses « ennemis intérieurs » et de promulguer l’état d’urgence. Prétextant l’argument sécuritaire, Erdogan ne s’attaque plus seulement aux Kurdes mais à tous ceux qui contestent son autorité. Et, comme le souligne Engin Sustam, professeur à l’université de Genève et signataire des « Universitaires pour la paix », « tout le monde peut devenir un prétendu “ennemi” de la patrie ». Fin octobre, l’annonce du ministre de la Justice confirme cette volonté « d’éradiquer les traîtres », avec près de 35 000 personnes arrêtées depuis le putsch manqué. Parmi elles, de nombreux fonctionnaires, journalistes et universitaires.

Après la levée de leur immunité parlementaire, les députés du HDP se savaient en sursis depuis le 20 mai dernier, date à laquelle le Parlement turc avait approuvé une réforme constitutionnelle proposée par le parti conservateur au pouvoir. Si cette décision s’applique théoriquement à tous les parlementaires, les élus du parti pro-kurde s’étaient particulièrement indignés des résultats de ce vote, y voyant une énième démonstration de force destinée à écarter l’opposition. En effet, plusieurs personnalités du HDP, dont Selahattin Demirtas et Figen Yüksekdag, étaient déjà accusées de soutenir et d’entretenir des liens avec le PKK. Des allégations dont le parti s’est toujours défendu.

En guise de protestation, le HDP a finalement décidé le 6 novembre de ne plus participer aux activités parlementaires, préférant se consacrer à la rencontre avec ses électeurs. Une initiative censée permettre l’organisation d’une alternative démocratique dans le pays, mais qui peut laisser craindre l’aboutissement du « coup d’État civil » d’Erdogan, qui se concrétiserait par un changement de régime.

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