Éric Fassin : «  Ce qui monte, c’est le racisme officiel  »

Le sociologue Éric Fassin observe une aggravation d’un racisme d’État en France. Une dérive qui fragilise l’ensemble de la société.

Vanina Delmas  • 2 novembre 2016 abonné·es
Éric Fassin : «  Ce qui monte, c’est le racisme officiel  »
© Photo : LIONEL BONAVENTURE / AFP

Adepte des collectifs et des tribunes dénonçant les comportements racistes et sexistes, l’enseignant-chercheur Éric Fassin a rejoint le réseau Reprenons l’initiative contre les politiques de racialisation [^1], pour revendiquer « un antiracisme politique ». Il revient sur les étapes majeures de la libération de la parole raciste en France.

On parle aujourd’hui de banalisation de la parole raciste, mais ce phénomène n’est pas récent. On le constatait déjà au lendemain des émeutes urbaines de 2005. Qu’est ce qui a changé en onze ans ?

Éric Fassin : En 2005, Alain Finkielkraut pouvait déjà se gausser de notre équipe de football « black-black-black », mais c’était dans un journal israélien. Or, en 2011, lorsqu’éclate l’affaire des quotas dans le -football, on -s’aperçoit que son obsession raciale est partagée par les responsables sportifs, et seul le lanceur d’alerte en paiera le prix ! [^2]. Ce qui monte, c’est donc le racisme officiel. C’était déjà le cas sous Nicolas Sarkozy, mais, loin de s’inverser, la tendance s’est durcie sous François Hollande. Le racisme n’est plus clivant, c’est une culture partagée. C’est vrai chez les élus, mais aussi au gouvernement. Lorsque Laurence Rossignol compare les femmes voilées aux « nègres américains qui étaient pour l’esclavage », si le mot tabou a fait sursauter, beaucoup l’ont défendue sur le fond.

C’est donc dans la parole publique qu’on observe une banalisation. La preuve ? La mauvaise plaisanterie de Brice Hortefeux (« quand il y en a un, ça va… ») lui a valu une condamnation, avant sa relaxe en appel. Au contraire, les deux plaintes du Mrap et de La Voix des Rroms contre son successeur à l’Intérieur, Manuel Valls, concernant ses déclarations sur les Roms, ont été rejetées : on a jugé que le ministre ne faisait qu’énoncer la politique de la France. Autant dire que le discours raciste est légitime à condition d’être légitimé par l’État. Quant à ses propos, à Évry, sur les « Blancos », c’est à un universitaire, Bernard Mezzadri, qui ne les citait que de manière caustique, qu’ils ont valu des poursuites pour incitation à la haine raciale ! En résumé, ce qui a changé, c’est que le racisme ordinaire s’autorise du racisme d’en haut.

Qu’est-ce que les déclarations racistes d’un Zemmour ou d’un Ménard, ou les insultes envers Christiane Taubira, notamment dans le journal Minute, révèlent de notre société aujourd’hui ?

D’un côté, tout le monde ou presque s’accorde à condamner les provocations de Robert Ménard. De même, les journalistes et les politiques ont fini par se réveiller – même s’il a fallu les secouer un peu – après les attaques racistes envers Christiane Taubira pendant la bataille du mariage pour tous. De l’autre, les médias ont continué de promouvoir Éric Zemmour, un polémiste d’extrême droite condamné pour propos racistes. Même Jean-Luc Mélenchon a accepté de débattre avec Éric Zemmour – ce qui revient, pour un homme politique de gauche qui a été candidat à l’élection présidentielle, à le constituer en interlocuteur légitime. Mieux : ce n’est pas malgré mais en raison de ses propos scandaleux que l’essayiste est devenu la coqueluche des médias. La prime au scandale est une incitation au racisme.

Sous un gouvernement socialiste, beaucoup de polémiques ont émergé, divisant au sein même de la gauche.

Depuis 1989, et plus encore dans les années 2000, la question de l’islamophobie fracture la gauche, à tel point que certains, à l’instar de Manuel Valls, continuent de refuser le mot pour mieux minimiser la chose. Bien sûr, ils affirment qu’il s’agit de laïcité, même si l’on peine à voir en quoi les vêtements de plage ont un rapport avec la séparation des Églises et de l’État – au contraire du financement public des écoles catholiques. Reste que la suspicion systématique qui entoure les musulmans, assignés à l’altérité culturelle, relève d’une véritable racialisation : la preuve, on s’en prend aux « musulmans d’apparence », selon le mot de Sarkozy.

Mais le plus grave est qu’il ne s’agit plus seulement d’idéologie. L’antiracisme lui-même est aujourd’hui racialisé. Une ligne de couleur sépare les grandes associations, qui revendiquent un combat universaliste et auxquelles on reproche souvent d’être « blanches », et les associations de terrain, où les « racisé(e)s » jouent un rôle important, qu’on taxe volontiers de « communautarisme »… C’est ce qui s’est joué autour de la « non-mixité » dans mon université (Paris-8), avec « Paroles non-blanches », ou autour du « Camp décolonial ». L’enjeu politique majeur, ce n’est pas de choisir son camp mais de lutter avec tous pour échapper à ce piège.

Le recours à la justice pour dénoncer le racisme est-il aujourd’hui l’un des seuls moyens pour les associations antiracistes, disons historiques (LDH, Mrap, SOS Racisme…), d’exister encore dans ce combat ?

Le recours à la justice est essentiel, mais, quand l’État est partie prenante des politiques de racialisation, que nous combattons avec notre réseau, les choses se compliquent. De fait, beaucoup de personnes racisées ne peuvent plus voir l’État, ou même la justice, comme un recours – qu’on songe à la défense des contrôles au faciès par le ministère, ou au parti pris du procureur après la mort d’Adama Traoré aux mains de la police. Dès lors, comment leur objecter que le racisme d’État n’existerait pas en France ?

[^1] Voir le site http://reprenons.info

[^2] François Blaquart, militant de l’association antiraciste Art sport entraide (ASE) avait été suspendu de ses fonctions de directeur technique national.

Société
Publié dans le dossier
Le racisme est-il devenu légal ?
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