La Louve, un modèle appétissant

La Louve, coopérative alimentaire de qualité, ouvre ses portes à Paris. L’un de ses initiateurs est Tom Boothe, le réalisateur de Food Coop, qui relate une aventure similaire à Brooklyn.

Jean-Claude Renard  • 2 novembre 2016
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La Louve, un modèle appétissant
© Photo : Zoe Ausseur

Paris, XVIIIe arrondissement, rue de la Goutte-d’Or. Dans un quartier très populaire de la capitale, La Louve tient l’une de ses ultimes réunions d’accueil avant l’ouverture de son magasin : 1450 m2, dont 500 dévolus à la vente (l’équivalent d’un gros Franprix), au 116, rue des Poissonniers.

Ce soir-là, une quarantaine de personnes se pressent dans la petite salle pour en savoir plus sur ce supermarché coopératif. On prend sa place sur un tabouret comme on peut. La mixité – âge, origine, classe sociale, genre – est évidente. Tom Boothe, réalisateur américain installé en France, à l’initiative du projet avec Brian Horihan, voilà cinq ans, présente les caractéristiques de La Louve, se fait pédagogue, dans une éloquence et une élégance naturelles. Son projet est inspiré d’un magasin new-yorkais, véritable modèle économique et coopératif, la Park Slope Food Coop, dont il a tiré un film (voir page suivante).

La Louve est une SAS, une coopérative alimentaire proposant des produits de qualité à un prix en dessous du marché, ouverte à ses membres moyennant 100 euros (représentant dix parts sociales, payables en cinq fois, 10 euros pour les bénéficiaires des minima sociaux et les étudiants) et trois heures de participation toutes les quatre semaines aux tâches du magasin. Ce sont justement ces trois heures de main-d’œuvre qui permettent la réduction des prix.

Tom Boothe revendique d’emblée une « ambiance atypique : informelle, amicale, mais bosseuse ». Ce qui n’empêche pas, prévient-il sérieusement, une assemblée générale des « coopérateurs » tous les deux mois pour décider des directives, où chaque personne vaut une voix, avec un comité à la clé.

Food coop  : retour sur une expérience pionnière

New York, Brooklyn. Un supermarché de quartier presque ordinaire, la Park Slope Food Coop, filmé par Tom Boothe. D’un rayon à l’autre, on voit du personnel placer des stocks, écraser des cartons, tenir la caisse, nettoyer, tandis que s’affaire la clientèle. En fait de clientèle, il s’agit des membres de la Park Slope, coopérative ouverte à ses adhérents, suivant quelques règles : un investissement de 100 dollars et un travail sur place de 2 h 45 par mois. Pour un avantage indéniable : des produits de qualité – pas du low cost – à des prix nettement inférieurs à ceux des autres supermarchés. L’approvisionnement se fait dans les fermes familiales et les coopératives locales. « Ni PDG ni actionnaires », se félicite un membre, parmi les témoignages que recueille le réalisateur, ajoutant des photographies d’archives au dynamisme de ses images. À l’ouverture du magasin, en 1973, le contexte était particulier, « avec le ­féminisme, la montée d’un mouvement anti-guerre, un mouvement anticapitaliste très divers qui était clairement contre le “Monopoly Capital” et l’idée que nos vies étaient de plus en plus contrôlées par quelques institutions », explique Joe, cofondateur de la Park Slope. La coopérative n’avait pas encore 300 adhérents. Ils sont aujourd’hui 17 000. Pour un chiffre d’affaires par mètre carré dix fois supérieur à la moyenne… Food Coop, de Tom Boothe, 1 h 37
Pragmatique, le public entend savoir « ce que l’on va bien trouver dans le magasin ». Tom Boothe rectifie : « On a voulu conserver le terme de supermarché, parce qu’il indique clairement de quoi il s’agit. On y trouvera donc des aliments, des produits d’hygiène et d’entretien, du petit bricolage, comme dans n’importe quel supermarché. »

Dans un kaléidoscope d’idées, il a fallu prendre en compte « le goût, la durabilité environnementale, le respect du commerce équitable, les conditions de travail de nos producteurs et leurs pratiques, le maintien de prix bas, et satisfaire les besoins culinaires très hétérogènes de nos membres ».

Certes, mais « d’où viennent les produits ? », s’interroge, avec d’autres, une femme qui n’est pas encore membre. La Louve s’engage sur des produits bio et conventionnels. « Pas forcément bio, parce que ce n’est pas toujours un gage de qualité, poursuit Tom Boothe. Dans tous les cas, on vise la transparence et on a listé d’abord les choses qu’on ne veut pas faire. »

De fait, les fournisseurs ont été sélectionnés. Ici des -producteurs de fruits et légumes, une coopérative bio d’Île-de-France, là des viandes sans OGM, ici encore des producteurs de fromages ou un grossiste. En attendant la bonne filière pour recevoir du poisson frais. Dans un premier temps, naturellement, ce sont les acheteurs qui ont choisi les produits (Boothe, Horihan et des bénévoles, selon les compétences). « Après, cela se fera en fonction du niveau des ventes des produits, et suivant les propositions des membres ». D’ici deux ans, la gamme en rayon sera stable.

Rassurée sur les choix entrepris, la clientèle insiste encore sur les prix, demande des exemples. Dans l’ensemble, les prix sont inférieurs de 20 à 40 % à ceux d’un supermarché classique. Tout dépend du produit. Pour un thé de qualité, cela peut atteindre 80 %, ou 50 % pour les fromages. On trouve un vin de producteur de l’Hérault autour de 3 euros, le parmiggiano italien à 18 euros le kilo. À ce prix-là, la concurrence peut s’inquiéter.

« Y aura-t-il du vrac ? », s’enquiert une jeune femme. Assurément, notamment pour les légumineuses. Ce qui permet aussi de baisser les prix, en s’affranchissant des emballages. « Et que fait-on des invendus ? », demande une autre personne, soucieuse du gaspillage alimentaire. Ils seront redistribués à trois associations, ce qui semble satisfaire tout le monde. Mais l’enthousiasme est plus général encore quand Philippe Baudry, un bénévole, explique qu’en lieu et place d’une musique de supermarché des interphones pourront créer un fond sonore particulier, original et convivial. Grâce à ces appareils, chacun pourra demander un produit qu’il ne trouve pas en rayon, proposer de partager un taxi ou une recette, diffuser une petite annonce. L’idée étant de favoriser les liens, les échanges.

Reste à organiser l’étape la plus délicate de La Louve : le partage des tâches, entre le nettoyage des lieux, la réception des livraisons, la manutention, le conditionnement des produits (puisque même le fromage est découpé sur place, suivant la volonté du « tout–maison »), jusqu’à la garderie pour les enfants au-dessus de trois ans, autre singularité de ce super-marché. À chacun sa partie et son créneau horaire. Vingt personnes sont nécessaires chaque jour, et tout manquement vaut deux rattrapages. Une sanction qui ne soulève pas vraiment d’opposition, acceptée dans la bonne humeur. D’autant qu’il y a toujours moyen de s’arranger. On est délibérément dans le collectif et la confiance en l’autre. Sans vain mot. C’est aussi l’esprit revendiqué de La Louve.

Après deux heures trente de présentation, sur la quarantaine de personnes, façon meute, une trentaine adhèrent aussitôt. D’autres se donnent quelques jours de réflexion, séduites mais encore hésitantes sur la contrainte que représentent les trois heures de travail, tandis que les nouveaux adhérents, justement, sont déjà en train de poser leur créneau horaire mensuel. Professeur d’école, employée de maison, informaticien, retraité, étudiant, lycéen, puéricultrice, chef d’entreprise, fonctionnaire… Pour une animatrice culturelle, « c’est une autre manière de faire les courses quand on n’aime pas les supermarchés. On a l’impression, là, qu’on ne sera pas matraqué par le marketing ». « Ça n’a rien à voir avec la grande distribution », renchérit un chef de projet. « L’idée d’y participer, ajoute une enseignante, d’être dedans et non pas traitée comme une vulgaire cliente me plaît beaucoup. » « Les prix et la qualité contre trois heures par mois, c’est la raison pour laquelle j’adhère, et en plus je me fais plaisir », résume un nouveau membre.

En 2014, Tom Boothe espérait 2 000 adhésions à l’ouverture. La Louve en est déjà à plus de 3 000 (45 % de personnes du quartier et 10 % de petits revenus). « C’est un acte militant économique, écologique et sanitaire à la fois, tout un équilibre complexe. Le public français n’aime pas la grande distribution, mais, à but non lucratif, cela change tout. Il est aussi plus attaché à son alimentation que les Américains et a besoin de lien réel. » Surtout, La Louve n’est pas une coopérative orpheline. « Son succès pourrait générer une vague de supermarchés du même type, se réjouit Tom Boothe, ce qui ferait d’elle « le laboratoire d’une expérience sociale ».

Ces boutiques sont en effet nombreuses, en France, à proposer le même modèle. À Lille, Superquinquin, dont l’ouverture est prévue début 2017, entend construire un autre rapport à la consommation ; à Nantes, La Scopéli prône une démarche « respectueuse de l’humain et de l’environnement ». D’autres projets se dessinent à Bordeaux (La Supercoop), à Toulouse (La Chouette coop), à Montpellier (La Cagette), à Marseille (Super Cafoutch), à Grasse encore, avec la Meute, et à Grenoble, avec l’Eléfan, jusqu’en Belgique, à Bruxelles, où compte s’établir la Bees Coop. De là à constituer un réseau et des partenariats, il n’y a pas loin.

La Louve, 116, rue des Poissonniers, Paris XVIIIe. Renseignements et adhésions : cooplalouve.fr ou directement au supermarché.


Écologie
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