La novlangue du « libre-échange »

On devrait parler d’accords de libre-dumping et de sécurisation des profits.

Jean Gadrey  • 16 novembre 2016 abonné·es
La novlangue du « libre-échange »
© Photo : Senhan Bolelli / ANADOLU AGENCY.

Il s’agit d’une question symbolique. Or, dans les combats politiques, les mots et les symboles ont du poids. Les militants de gauche, ou syndicalistes, ou associatifs, savent que le discours du « libre-échange » est fait pour tromper, dominer, supprimer des règles protectrices. Ils emploient ces termes avec une connotation négative, tout comme ceux de « libéralisme économique ». Mais, pour la masse des citoyens, c’est moins clair. Associer dans « libre-échange » la liberté, une idée révolutionnaire, à l’échange, une autre idée sympathique pouvant renvoyer au lien social ou à la communication réciproque, a été une belle invention de la novlangue du néolibéralisme.

Il est vrai que cette invention a subi – surtout depuis le référendum de 2005 sur le projet de constitution européenne, avec sa concurrence « libre et non faussée » (encore de la novlangue trompeuse) – les coups de boutoir de la critique. Au point que, désormais, les dominants évitent, au moins en Europe, de trop mettre ces termes en avant. Ce n’est pas un hasard si le projet d’accord actuel entre l’Europe et les États-Unis s’intitule « partenariat transatlantique », si les accords bilatéraux (APE) entre l’Europe et les régions d’Afrique portent le nom de « partenariat économique », et si l’accord entre le Canada et l’UE (Ceta, en anglais) est appelé « accord économique et commercial global ». On a moins besoin de ruser en Amérique du Nord avec l’ALE (accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis de 1987), supplanté par l’Alena (accord de libre-échange nord-américain).

Mais, dès que l’on quitte les intitulés marketing des projets, le « libre-échange » réapparaît dans le contenu des textes via la référence centrale à la « libéralisation du commerce et de l’investissement » et à la suppression exigée de ce qu’on nomme des « barrières » – pour ne pas dire qu’il s’agit en général de protections légitimes et de conquêtes sociales et écologiques.

La dénonciation des pratiques dites de « libre-échange » des dominants passe par la démonstration du fait que ce qui est visé est à l’opposé de la liberté revendiquée à juste titre dans la « liberté de penser », la « liberté de la presse », le logiciel « libre » ou la libre circulation des personnes et des idées. La liberté pour laquelle des peuples combattent n’est pas celle du renard dans le poulailler : c’est l’exact opposé, c’est celle de tous et pour tous, celle qui installe des « barrières à l’entrée » des poulaillers, contre les renards.

En réalité, ce que veulent les multinationales, c’est du protectionnisme : la protection de leurs investissements et de leurs profits contre les normes et les lois existantes que ces firmes appellent des « barrières ». C’est pourquoi on devrait parler d’accords de libre-dumping, de libre investissement protégé, de libre exploitation des humains et de la nature, et de sécurisation des profits. Les multinationales revendiquent en quelque sorte une application du principe de précaution aux risques majeurs… de voir leurs profits amputés par des peuples qui défendraient le vrai principe de précaution.

Cette chronique a été transmise par Jean Gadrey plusieurs jours avant l’élection de Donald Trump (NDLR)..

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