Lucas Belvaux : « Je voulais tendre un miroir aux électeurs du FN »

De l’intérieur d’un parti d’extrême droite, Chez nous interroge la violence des idées et des relations. Entretien avec son réalisateur, Lucas Belvaux.

Ingrid Merckx  et  Michel Soudais  • 15 février 2017 abonné·es
Lucas Belvaux : « Je voulais tendre un miroir aux électeurs du FN »
© Photo : Jean-Claude Lother/Synecdoche/Artemis Productions

Dans une ville qui pourrait être Hénin-Beaumont, commune FN du Pas-de-Calais, Pauline (Émilie Dequenne), infirmière et mère célibataire, se laisse convaincre par le Dr Berthier (André Dussollier) d’opérer une ascension politique dans un parti d’extrême droite. Candidate du « Bloc » aux municipales, elle se coupe peu à peu de son père et de certains de ses amis et patients. Jusqu’à ce qu’elle découvre que son nouvel amoureux, Stanko (Guillaume Gouix), a joué les gros bras pour le Bloc et que le Bloc se sert d’elle. Lucas Belvaux, réalisateur de Chez nous, explique n’avoir pas voulu faire un film militant mais un portrait de l’intérieur.

Pourquoi avoir pris le parti de l’immersion dans ce film, sans contrechamps ou alors assez allusifs ?

Lucas Belvaux : Je voulais comprendre de l’intérieur et éviter des scènes de disputes ou des champ-contrechamp trop évidents. Le discours anti-FN, on le connaît : depuis trente ans, c’est presque toujours le même. Finalement, il touche assez peu les électeurs, militants ou sympathisants du FN, qui sont pour beaucoup dans le déni. Il fallait traiter le sujet autrement. Le film n’est pas l’endroit d’un échange. La discussion doit avoir lieu ensuite, entre spectateurs. Beaucoup d’électeurs du FN n’ont pas conscience de la violence de leur parti. Ils ont une vision manichéenne, ont besoin de désigner des ennemis et se préparent à la guerre. Je voulais leur tendre un miroir.

Du coup, les anti-FN ne sont que des silhouettes ?

Silhouettes, mais pas caricatures : le personnage de Nada, la « copine gauchiste », ressemble beaucoup à celui de la comédienne, qui est très active politiquement dans la vraie vie. Elle représente une gauche qu’on trouve dans cette région, faite de militants associatifs alter, très engagés pour la défense des migrants, le théâtre de rue, les ZAD… Ces gens existent et me touchent. Dans le film, ils font juste des apparitions. On ne voit pas l’opposition municipale non plus. Mais, dans les villes comme Hénin-Beaumont, les habitants n’entendent même plus l’opposition, qui a sombré dans le népotisme, la corruption… Ce qui reste, ce sont les associations.

Le père met sa fille à la porte, le repas entre amis est avorté, le couple en vient aux mains : ce manque de discours contraire dit-il aussi l’impossibilité de définir, de dialoguer ?

Le FN ne veut plus parler, plus échanger, et passe son temps à délégitimer la parole de l’autre et l’autre tout court. Témoin : la réaction de ses cadres en découvrant la seule bande-annonce du film. Cette impossibilité de discuter provoque de la violence : quand on n’a plus de mots… C’est ce qui se passe avec ce couple qui en vient aux mains, ou avec la femme de ce couple quand elle dit à Pauline : « On va leur mettre au cul ! » Pauline demande : « À qui ? ». Et son amie répond : « À tous ! Tous ceux qui nous donnent des leçons, à l’école, à la radio… » Y compris à son mari, probablement.

Ce film, c’est aussi le portrait d’un parti à double-fond, à double langage ?

Et même à quadruple langage ! Dans le film, j’ai plutôt traité le FN du Nord, ouvriériste… Dans le Sud, les militants FN ont un autre discours, plus identitaire. On a entendu dire que le FN du Nord ne tenait pas un discours raciste, que c’était un vote populaire face à la crise. Je pense que c’est un vote raciste comme ailleurs. Rien ne sert d’idéaliser les classes populaires. Par ailleurs, je montre la surface d’un parti qui se veut respectable et ses sous-sols faits de violences, pression morale et ratonnades… Les liens organiques sont avérés entre les deux : c’est pourquoi il y a quelque chose de pathétique à voir ce parti refuser l’appellation d’extrême droite.

Vous faites preuve d’une certaine pudeur à ne pas montrer toute la violence, notamment dans la scène de ratonnade. Pourquoi ?

Cette scène est une référence à la prison d’Abou Ghraib. Dans le scénario, il y avait ensuite une seconde scène de frayeur qui n’allait pas non plus jusqu’au tabassage. Et ça ne fonctionnait pas. Je me suis dit : on s’en tient à la première, ça suffit. Tout le monde a compris. De même, Pauline devine une violence sans savoir exactement de quoi il retourne. Elle confie ses enfants à son amant, qui est une brute par ailleurs. Elle se laisse aveugler par son amour. Reste que, si on s’arrange avec un discours, on ne peut pas s’arranger avec ce qu’on ressent. Vient un moment où l’on ne peut plus faire avec.

L’amant, le bon docteur, l’infirmière : vos personnages de frontistes sont aussi très animés par le « prendre soin ».

Douceur et violence ne me semblent pas incompatibles. On peut se demander dans quelle mesure le comportement du « bon docteur » Berthier dans cette ville n’est pas de l’entrisme, mais il y a aussi une tradition à l’extrême droite d’amour du peuple, les pieds dans la terre : l’ouvrier est valorisé en tant que force vive de la nation. Donc Berthier n’est pas forcément insincère. Je n’ose cependant pas imaginer comment le FN traiterait le peuple s’il arrivait au pouvoir…

Comment Pauline progresse-t-elle vers le doute ?

Sa prise de conscience commence au moment de la conférence de presse du Bloc, quand on annonce sa candidature et que Berthier lui dit : « Tu ne dois plus voir Stanko. » Quand elle réalise qu’elle ne s’appartient plus, quelque chose en elle se met à résister. Quand l’intime est affecté, l’engagement se fissure. Deuxième mur : elle est agressée dans la cité où elle travaille et que sa patiente maghrébine lui demande de quitter. Enfin, elle comprend qu’Agnès Dorgelle (Catherine Jacob), leader populiste féminin d’extrême droite, instrumentalise les faits en commentant l’affrontement dans la cité. C’est l’histoire d’un déniaisement. C’est aussi un film sur la dédiabolisation, son fonctionnement et son discours. D’où la scène du meeting où Agnès Dorgelle est un mélange des trois Le Pen.

Pourquoi, d’un côté, montrer que ce parti n’est pas aussi respectable qu’il le prétend et, de l’autre, en présenter de nouveaux visages tout à fait fréquentables ?

Ces nouveaux visages ne sont pas tout à fait fréquentables, parce qu’eux-mêmes ont des accointances avec ce parti, se servent des autres et véhiculent une idéologie qui ne l’est pas autour d’un noyau dur qui décide de la ligne. En travaillant sur ce sujet, j’ai découvert des choses de plus en plus effrayantes. Des choses que tout le monde peut connaître. Je suis aujourd’hui beaucoup plus inquiet qu’en commençant.

Lucas Belvaux Cinéaste

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Pourquoi le FN n'est pas républicain
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