Trump ravive la démocratie malgré lui

En s’attaquant à des libertés fondamentales, le président-milliardaire réveille une conscience civique bien endormie. Reportage

Alexis Buisson  • 8 février 2017 abonné·es
Trump ravive la démocratie malgré lui
© Photo : Bryan R. Smith/AFP

Il ne se passe pas une journée aux États-Unis sans une manifestation contre Donald Trump. Les choses ont commencé très tôt. Dès le premier jour de sa présidence, le 21 janvier, plus de quatre millions de personnes, essentiellement des femmes, participaient à une grande marche dans plusieurs villes américaines pour dénoncer ses propos sexistes, qui ont resurgi dans une vidéo pendant la campagne, et sa promesse de supprimer les financements fédéraux de l’association de planning familial Planned Parenthood. À ce jour, la Women’s March est considérée comme le plus grand rassemblement de l’histoire du pays.

Comme si les auditions de ses ministres potentiels, tantôt incompétents, archi-conservateurs ou climato-sceptiques, n’étaient pas suffisantes pour indigner l’opinion, Donald Trump a signé un décret suspendant la venue sur le sol américain de toute immigration issue de sept pays à dominante musulmane. Dès le lendemain, le 28 janvier, des milliers de manifestants prenaient leurs quartiers dans les grands aéroports pour protester contre ce texte, alors que des centaines de personnes (dont un traducteur irakien pour l’armée américaine) étaient placées en détention en raison de leur origine. Des rassemblements quotidiens s’ensuivirent, comme le 2 février, quand plusieurs milliers de commerçants des bodegas yéménites de New York se sont retrouvés pour prier et dénoncer le décret controversé.

À cela s’ajoutent les déclarations hostiles quasi quotidiennes de personnalités politiques, religieuses, du divertissement et des affaires. Même Barack Obama s’en est mêlé. Celui-ci n’a mis que dix jours à sortir de la réserve que s’imposent d’ordinaire les anciens présidents vis-à-vis de leur successeur. Ces mobilisations lui ont « réchauffé le cœur », a-t-il dit via son porte-parole, louant les manifestants qui font « ce qu’on s’attend à voir quand les valeurs américaines sont en jeu ».

D’autres manifestations de groupes inquiets par la présidence Trump sont prévues dans les semaines qui viennent, dont une grande marche à Washington des associations LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres), en cours d’organisation.

Les premiers jours chaotiques du mandat de Donald Trump montrent deux visages de l’Amérique : celui, autoritaire, que semblent dessiner les premières mesures prises par la nouvelle administration ; et l’autre, celui d’une Amérique inquiète mais pas découragée, qui commence à s’organiser pour protester. Au sein de la société civile, les signes de défiance sont nombreux et variés. Outre les manifestations, le monde de l’entreprise a rejoint les rangs des mécontents. Après la signature du décret anti-musulmans, Lyft, l’entreprise de VTC concurrente d’Uber, a promis de donner un million de dollars à l’ACLU, la puissante association de défense des libertés qui a obtenu d’un juge fédéral l’annulation d’une partie du décret. Les dirigeants du géant Google et du réseau social Facebook sont aussi montés au créneau pour dénoncer le texte.

Le monde de la culture a lui aussi montré ses muscles. Début février, le musée d’art moderne MoMA, à New York, est allé jusqu’à exposer des œuvres sorties de ses collections permanentes et signées par des artistes issus des sept pays musulmans visés par le décret. À la mi-janvier, lors de la cérémonie des Golden Globes, l’actrice Meryl Streep a fait un discours passionné contre Donald Trump, rappelant qu’il s’était moqué d’un journaliste handicapé pendant la campagne – « quand les personnes de pouvoir utilisent leur position pour humilier les autres, nous perdons tous ». Et il y a fort à parier que la cérémonie des Oscars, qui aura lieu fin février à Los Angeles, sera l’occasion de nouvelles prises de position de la part d’acteurs et de cinéastes, traditionnellement proches des démocrates.

« Des individus qui ne se regroupaient pas pendant la campagne sont en train de se rendre compte à quel point la démocratie est cassée. Ils se demandent comment faire en sorte d’améliorer la situation actuelle pour que cela ne se produise plus », souligne Erin Loos Cutraro, cofondatrice de l’association She Should Run, qui aide les femmes à s’engager en politique. Cette Américaine peut témoigner de la défiance suscitée par le nouveau locataire de la Maison Blanche. Son groupe, qui organise des ateliers dans tout le pays pour former les femmes qui veulent se présenter aux élections, a constaté une explosion du nombre d’inscriptions après la défaite d’Hillary Clinton. Pas moins de 7 000 femmes se sont inscrites aux formations proposées par le groupe, dont un « incubateur » en ligne destiné à les préparer à leur candidature. « C’est tout simplement du jamais vu », poursuit Erin Loos Cutraro.

D’autres catégories de la population, inquiètes face aux politiques de Donald Trump, décident aussi de se lancer. C’est le cas des musulmans américains. Déjà mobilisés depuis le 11 Septembre, ils ressentent plus que jamais la nécessité de se montrer et de s’engager. Le 2 février, un groupe nommé Jetpac, qui veut améliorer la présence des minorités dans la vie politique, a annoncé le lancement d’un service pour les musulmans qui envisagent de se présenter.

Cette mobilisation tranche avec le désintérêt grandissant que les Américains, en particulier les plus jeunes, éprouvaient jusqu’alors face à la politique. Seulement un tiers des personnes sondées par l’Institut Pew en 2015 disaient suivre la politique nationale « de près » – en 2016, le pourcentage est remonté à 39 %, comme c’est le cas traditionnellement pour une année électorale. Le chiffre chute à 20 % pour les 18-34 ans. En raison de restrictions sur le vote dans certains États et de l’impopularité des deux candidats, le taux de participation à l’élection de 2016 a été le plus bas depuis vingt ans.

Mais, depuis l’élection de Donald Trump, les chiffres de l’engagement politique reprennent des couleurs. Le quotidien The Washington Post a indiqué, dans un sondage, que 40 % des femmes démocrates avaient l’intention de s’impliquer davantage en politique. Même chose pour les hommes. Et un quart de la population générale dit également vouloir s’engager davantage.

Dans un récent article du New Yorker, le journaliste Eric Lavitz compare les manifestants anti-Trump à ceux du Tea Party, qui s’est révélé au moment du débat sur la réforme du système de santé en 2009. « Le Tea Party présentait des avantages que les anti-Trump n’ont pas, comme le soutien du réseau des frères Koch [puissants industriels qui soutiennent les causes conservatrices, NDLR] et le fait que les retraités conservateurs, blancs et de classe moyenne ont plus de temps libre que le démocrate moyen, encore jeune, écrit-il. Mais la gauche d’aujourd’hui a ses propres forces. Son ennemi est le nouveau président américain, le moins populaire de l’histoire des États-Unis. Et elle a des années de mobilisation au compteur avec Black Lives Matter, Occupy Wall Street et d’autres mouvements qui ont vu le jour sous Obama. » Pour rappel : selon un sondage de CNN paru le 3 février, Donald Trump recueille un tiers d’opinions favorables. Tout simplement du jamais vu pour un président fraîchement élu.

Pour Jeffrey Hugin, professeur de sciences politiques à l’université UCLA, ces mobilisations ne sont qu’un début. « La démocratie signifie beaucoup plus que simplement d’aller voter. Cela implique de participer activement à des débats, de rejoindre une association… Aujourd’hui, la démocratie américaine est comprise comme l’agrégation des expressions de chacun. Or, elle fonctionne mieux quand elle est perçue comme une culture plutôt que comme une forme de gouvernement. » Il fallait peut-être Donald Trump pour le rappeler.

Monde
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Trump : Déjà un mois de violence
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