Che Guevara : « Victime d’une distorsion de l’histoire »

Pour Janette Habel, l’image du révolutionnaire Guevara en « ayatollah » est un contresens qui ne tient pas compte du contexte.

Denis Sieffert  • 4 octobre 2017 abonné·es
Che Guevara : « Victime d’une distorsion de l’histoire »
© photo : AFP

Cinquante ans après son exécution par l’armée bolivienne, le 9 octobre 1967, dans le village de La Higuera, Ernesto « Che » Guevara alimente toujours les passions et les controverses. Pour les uns, il reste l’icône immortalisée par la fameuse photo d’Alberto Korda. Pour les autres, il est un « ange exterminateur ». Janette Habel, qui l’a connu à Cuba, au milieu des années 1960, réfute ces deux caricatures. Elle brosse ici un portrait plus complexe.

Vous avez rencontré Ernesto Guevara, à Cuba, en 1964, alors qu’il était en pleine gloire. Quel souvenir en avez-vous ?

Janette Habel : Ce n’étaient pas des rencontres personnelles. J’allais l’écouter lors des meetings publics. Et nous nous étions faufilées le soir avec Michèle Firk [1] au ministère de l’Industrie, où il faisait venir des jeunes Latino-Américains à des heures tardives pour avoir des discussions sur l’Amérique latine et sur Cuba, des jeunes intéressés par ses positions économiques et politiques. Le personnage était impressionnant d’abord parce qu’il était extrêmement cultivé. Une culture qu’il tenait notamment de sa mère. Comme elle, il parlait très bien français. Et il connaissait la vie politique française.

On a pu parler avec lui de la crise de l’Union des étudiants communistes [UEC, NDLR] et des divisions qui existaient au sein du PCF dans ces années-là. Il suivait avec intérêt ce qui se passait, parce que l’UEC était un secteur critique à l’égard de l’Union soviétique. C’était quelqu’un d’extrêmement direct dans son expression. Il ne respectait pas toujours les usages diplomatiques. Lors des voyages officiels, il marchait à côté du tapis rouge. Il pouvait parfois s’exprimer de façon abrupte, mais il était le plus souvent très subtil. Il avait un humour très décapant, sarcastique. Il montrait toujours beaucoup de distance. À Michèle Firk, qui lui avait demandé comment elle pouvait s’engager dans la guérilla latino-américaine, il avait répondu : « Va d’abord couper la canne à sucre et on verra après. »

Mais on a vu progressivement son image se dégrader au cours des dernières années. Le révolutionnaire pur et romantique est présenté comme un « ayatollah ». Où est la vérité ?

Faire de lui un ayatollah est pour moi un contresens absolu. Ce contresens s’accompagne généralement d’une tentative d’opposition avec la personnalité de Fidel Castro. Fidel Castro apparaissait aux yeux de certains commentateurs en effet comme plus tacticien, plus affable, opposé au personnage du révolutionnaire intransigeant, à la Saint-Just.

D’où vient cette image de dureté ?

On a commercialisé cette image de guerrier avec la fameuse photo du « Guerrillero heroico » d’Alberto Korda. On a mis son effigie sur des tee-shirts et on l’a utilisée pour des marques de soda, des porte-clés. Et le gouvernement a laissé faire, contribuant à le transformer en mythe, au détriment de ses idées. Maintenant certains veulent en faire un procureur impitoyable. Cette image grotesque d’un Guevara ayatollah a été entretenue en premier lieu par les exilés politiques cubains des États-Unis, ceux de la première vague. Elle a ensuite été relayée par des secteurs de la droite latino-américaine, et aussi en partie aujourd’hui par certains économistes « libéraux » à Cuba qui caricaturent ses conceptions.

En France, les médias, y compris ceux qui se disent de gauche (L’Obs, Libération), se livrent à une véritable campagne pour le discréditer. Régis Debray a brossé une image apolitique, psychologisante du Che dans Loués soient nos seigneurs (voir ici). Ce portrait est, pour moi, un contresens. Il ne s’agit pas ici de discuter du bilan de la révolution cubaine, mais ce bilan appartient à Fidel Castro, qui a dirigé, dans des conditions extraordinairement difficiles, tout le processus révolutionnaire de bout en bout, alors que Guevara n’est resté que six ans en tout et pour tout au gouvernement. On lui attribue même des décisions qui sont intervenues bien après sa mort ! Mais, au fond, le vrai problème, le plus sérieux, c’est que l’on a escamoté les idées du Che. C’est cela qui a permis tous ces détournements, ces falsifications. On a fait de lui soit un romantique fasciné par la mort, soit un aventurier sans principes, soit un idéaliste arrogant et brutal. Une sorte de « jihadiste » avant la lettre [dixit_ Laurent Joffrin]. Son départ de Cuba, en 1965, a fait l’objet de nombreuses spéculations. Il est la conséquence des critiques qu’il faisait du système soviétique, un combat politique et idéologique qu’il a perdu.

De quelle nature était ce combat ?

Le débat portait sur la stratégie économique, sur le rapport à l’Union soviétique, la critique qu’il faisait du régime soviétique, au nom d’une autre conception du socialisme et de l’émancipation. Dans la Sierra Maestra, il avait une vision positive du « socialisme soviétique », qu’il ne connaissait pas. Après la prise du pouvoir, ses voyages en URSS vont le faire évoluer très vite et critiquer de plus en plus fortement le « modèle ». Il faut rappeler ici que lorsqu’il débarque à Cuba, c’est un jeune homme de 30 ans. Il meurt à 39 ans. Après la victoire de la révolution, il va à Moscou et il comprend que ce n’est pas du tout ce qu’il imaginait. « Tout cela, c’est de la merde, je l’ai vu moi-même », confie-t-il à Heberto Padilla, qui rapporte ce propos dans son livre La Mauvaise Mémoire [2].

Il a des mots très durs sur l’Union soviétique. Cette prise de conscience va inspirer sa réflexion économique. Il est très critique à l’égard des réformes, des mesures de libéralisation économique qui sont alors en œuvre en URSS. Il polémique contre cette orientation et cela provoque des tensions avec Moscou, mais aussi au sein de l’appareil cubain, et notamment avec les secteurs philo-soviétiques incarnés par le vieux PC cubain [3].

Un PC cubain qui avait été hostile à la révolution…

Absolument. Or, c’est sur ce vieux PC que Moscou s’appuie. Le conflit s’aggrave aussi avec la crise d’octobre 1962, lorsque les Soviétiques retirent leurs fusées au dernier moment sans consulter La Havane [4]. Ce qui scandalise le Che et Fidel Castro. Le Che accusera plus tard Moscou de complicité avec l’impérialisme. Il faut rappeler que l’on est alors en plein conflit sino-soviétique et l’on va soupçonner Guevara d’avoir des positions pro-chinoises. Ce qui n’est pas le cas, mais il va dénoncer publiquement la politique soviétique, notamment dans un fameux discours, à Alger, en 1965. On sait maintenant, grâce aux archives déclassifiées, qu’Alexis Kossyguine [alors numéro 2 soviétique, NDLR] était allé demander des explications à Castro.

Pour les Soviétiques, avoir un dirigeant cubain qui les critique publiquement, en plus devant tout le tiers-monde, c’était inadmissible. Quand Guevara revient d’Alger, il discute des heures avec Castro. On ne sait pas ce qu’il s’est dit, mais le résultat, c’est qu’il quitte Cuba. Il part d’abord en Afrique, puis en Bolivie. Au Congo, il constate que les conditions ne sont en rien réunies pour engager une lutte armée. À tel point qu’il refuse les renforts que lui propose Castro, qu’il juge inutiles.

Et c’est quelques mois après, en décembre 1966, qu’il part en Bolivie. Dans quelles conditions part-il ?

Dans des conditions qui, pour le moins, posent problème. Car il est prévu qu’il soit soutenu sur place par le PC bolivien. Or, le PC bolivien est inféodé à Moscou et totalement opposé à la guérilla.

Est-ce à dire qu’il est envoyé au « casse-pipe » ?

Fidel Castro sait que Guevara ne peut pas revenir à Cuba. Et Guevara le sait aussi. Il est très critiqué dans l’appareil cubain. J’ai moi-même interviewé des dizaines de responsables qui avaient travaillé avec lui, et qui, tous, disent qu’il était contesté non seulement pour son discours sur l’URSS, mais aussi en raison de son comportement. Il luttait contre les privilèges que s’octroyait une bureaucratie naissante. Il avait une conception antibureaucratique très forte. Son comportement exemplaire était mal supporté par beaucoup. Son départ pour la Bolivie est donc probablement le résultat à la fois d’un choix, d’un accord et d’un compromis avec Fidel Castro compte tenu des liens avec Moscou.

Vous n’avez pas l’impression que Castro le sacrifiait ?

Les deux hommes étaient très liés mais, après le discours d’Alger, leur destin politique les séparait. Comme l’a écrit François Maspero [5], « tout se passe comme si Fidel était pris entre son devoir de solidarité avec le Che et la nécessité de ménager ses alliances. À ce prix-là, le Che est effectivement condamné » [6]. Après le Congo, le Che venait d’errer pendant plusieurs mois en Europe. Il ne pouvait retourner à Cuba. Cette situation ne pouvait durer, il fallait trouver une issue. C’est alors que La Havane prépare le projet bolivien avec le Parti communiste bolivien. Il est vrai que le Che pensait qu’on ne peut pas construire le socialisme dans une seule île, et qu’il fallait au moins une extension latino-américaine. Il fallait disperser les forces ennemies, c’était le sens politique de son message, « Deux, trois, plusieurs Vietnam », disait-il.

Mais, en Bolivie, Guevara est à la merci du PC bolivien, avec lequel il va rompre très vite. Or, on sait qu’à Washington, Kossyguine a accepté le fait que l’Amérique latine faisait partie de la « chasse gardée » des États-Unis. Il n’est donc pas question pour Moscou que Cuba soit impliquée dans une lutte armée sur le continent contre l’impérialisme. Moscou envoie un avertissement à Cuba. Jusque-là, tout ce que je viens de dire est documenté. Ensuite, on entre dans le domaine des hypothèses. Tous les relais, les appuis du Che en Bolivie vont peu à peu disparaître. Des agents vont être rapatriés à Cuba. Il écrit dans son journal qu’il n’a plus aucun contact, aucun appui à l’extérieur.

Il y a donc au minimum un abandon…

Pour les services de renseignements cubains, la réponse est qu’il n’était pas possible de lui envoyer des renforts pour des raisons logistiques. Mais il y a ici un gros point d’interrogation. Et surtout beaucoup d’inconnues politiques.

Peut-on dire que dans ces raisons logistiques il y a surtout l’hostilité du PC bolivien ?

Oui. La direction de ce parti est opposée à la lutte révolutionnaire. Quand on sait combien ces PC latino-américains étaient dépendants du Kremlin à l’époque, le fait d’avoir compté sur l’aide du PC bolivien est incompréhensible. Or, tout cela est négocié à La Havane.

Mais comment se fait-il qu’il n’ait pas été conscient de cela dès le début ? On a le sentiment d’une fatalité, voire d’un fatalisme.

Il n’avait pas le choix. Il faut imaginer aujourd’hui ce que représentait Che Guevara. C’était une personnalité internationale. Où, dans quel pays pouvait-il aller ? Il n’était pas homme à se retirer. Loin de céder au fatalisme, je crois qu’il pensait prouver qu’une stratégie révolutionnaire était possible.

Revenons à l’image de Guevara aujourd’hui. Elle est l’objet d’une controverse. Quel rôle a joué Castro dans la création de la légende ?

Dans ses interviews, beaucoup plus tard, Fidel Castro rend toujours hommage au Che pour son courage, son audace, sa probité, son exemple. Jamais pour ses positions politiques. Pas un mot sur la critique de l’URSS. Il contribue à en faire une figure pure, certains en ont profité pour alimenter la campagne qui a fait de Guevara un descendant des jacobins « réglant les contradictions sociales par le tranchant de la guillotine ».

Mais il y a aussi son rôle de procureur dans les procès politiques…

Il faut vraiment revenir à la révolution de 1959. Il y avait une pression populaire contre les tortionnaires. Le peuple venait de sortir de la terrible dictature de Batista et criait vengeance, et venait de voir les corps de jeunes gens torturés. Or, on évalue le nombre des exécutions de tortionnaires et d’agents de la police à 500 ou 600 (certaines sont filmées). Il n’y a donc pas eu d’épuration de masse – contrairement à ce qu’on a connu en France à la libération en 1945. La bourgeoisie cubaine a choisi l’exil. Le Che a été chargé de l’organisation des procès. Nous avons interrogé beaucoup de ceux qui ont vécu cette période. Tous ont rapporté que le Che avait donné la parole à des témoins, qu’il était allé voir les familles. Il fallait empêcher les lynchages. Nous avons assisté, par la suite, à une distorsion de l’histoire. Le qualifier d’ayatollah fanatique est un contresens démenti par ses écrits, que ses détracteurs ignorent le plus souvent.

Dans les débats au sein du régime, il était même plutôt politiquement libéral. Les témoignages abondent, y compris de ceux qui ont rompu avec le régime, Heberto Padilla, Carlos Franqui. Il a organisé le seul grand débat public contradictoire à Cuba sur la stratégie économique. Le ministère de l’Industrie était le refuge des critiques et de ses contradicteurs, tels Alberto Mora, ministre du Commerce extérieur, qui s’était opposé à lui.

Rafael Acosta, le fils du dirigeant trotskiste cubain Roberto Acosta [7], raconte comment son père, emprisonné pour avoir publié à Cuba La Révolution trahie, de Trotski, un ouvrage interdit, a rencontré le Che la veille de son départ de Cuba. Le Che l’a fait sortir de sa cellule pour discuter avec lui toute une après-midi. Et, trois semaines plus tard, il l’a fait libérer ainsi que tous les militants trotskistes. On est donc loin du « stalinien sanguinaire » que cherchent à accréditer les adeptes du post-modernisme néolibéral, qui ont d’ailleurs peu de scrupules avec les faits historiques.

[1] Michèle Firk était une militante française. Elle avait participé aux réseaux de solidarité avec les combats du peuple algérien. Elle est morte au Guatemala en 1968, où elle s’était engagée dans la guérilla des FAR.

[2] La Mauvaise Mémoire, éd. Lieu commun, 1991.

[3] Qui s’appelle alors Parti socialiste populaire (PSP).

[4] Lors de la crise des missiles après l’ultimatum de Kennedy, Khrouchtchev retire ses missiles sans consulter le gouvernement cubain.

[5] François Maspero était chargé d’organiser la solidarité en Europe.

[6] Préface au Journal de Bolivie, La Découverte, 1995.

[7] Lire le récit de cette entrevue dans la revue Contretemps, n° 34, juillet 2017.

Janette Habel Enseignante à l’École des hautes études d’Amérique latine, coprésidente de la Fondation Copernic.

Idées
Temps de lecture : 13 minutes