États-Unis : « Il y a des milliers de mobilisations anti-Trump »

Ancien correspondant du Monde à New York, Sylvain Cypel met en évidence, un an après la présidentielle américaine, la combativité de la gauche de la gauche, tandis que le Parti démocrate concentre toute sa stratégie sur les élections de mi-mandat.

Olivier Doubre  • 8 novembre 2017 abonné·es
États-Unis : « Il y a des milliers de mobilisations anti-Trump »
© photo : Alex Wong/Getty Images/AFP

Pour les Européens, la gauche américaine paraît absente, noyée sous le flot des tweets et des dérapages ou des provocations de Donald Trump. Un an après la victoire improbable (et minoritaire en nombre de voix) de l’actuel locataire de la Maison Blanche face à Hillary Clinton, Sylvain Cypel revient des États-Unis, où il a rencontré de nombreux militants et citoyens de gauche aussi engagés qu’effrayés devant les outrances de l’imprévisible président républicain. Il décrit notamment, au sein de la société civile, une contestation tous azimuts et une volonté d’agir contre le milliardaire et son entourage ultra-conservateur. Même si les divisions demeurent entre les partisans de Bernie Sanders et la tendance majoritaire du Parti démocrate.

Alors que Donald Trump ne cesse de multiplier les sorties provocatrices, la gauche américaine apparaît, vue de France, inaudible. Est-ce vraiment le cas ?

Sylvain Cypel : Tout au contraire, on n’a jamais vu une telle mobilisation dans la gauche états-unienne. Mais cela concerne peu le cœur du Parti démocrate en tant que tel, puisqu’il a une stratégie électorale très claire, qui se concentre exclusivement sur les élections partielles du Congrès de mi-mandat, l’an prochain, et qu’il a un sérieux problème avec sa propre gauche. Les démocrates font tout, en effet, pour éviter de se retrouver dans la situation qu’a connue Hillary Clinton durant les primaires, avec un candidat sur sa gauche qui mobilisait énormément les diverses couches de l’électorat démocrate. Mais, au-delà de cet espace, aussi bien dans les organisations de la gauche démocrate qu’en dehors du parti, dans ce qu’on appelle aux États-Unis la société civile, la mobilisation n’a jamais été aussi puissante, du fait du rejet et de la peur que suscite Trump.

Il y a toutefois une autre raison à une telle mobilisation, c’est que l’Amérique change : une grande majorité des moins de 35 ans ont l’impression que les gens qui sont aujourd’hui au pouvoir ne les comprennent plus. Et cela dans presque tous les domaines, y compris chez les jeunes républicains. Par exemple, chez les démocrates, l’idée d’une couverture sociale pour tous est évidemment approuvée à plus de 90 % ; mais, chez les jeunes conservateurs, elle est aussi plutôt admise, voire considérée comme légitime, ou en tout cas elle n’effraie pas.

Comment se caractérise cette gauche qui se mobilise aujourd’hui ?

C’est une gauche bien différente de la gauche française ou européenne. Mais, fondamentalement, les idées de partage, d’ouverture et en particulier d’accueil des immigrés sont massivement majoritaires dans la jeunesse américaine. Chez la plupart des jeunes conservateurs républicains, le mariage gay n’est même plus réellement clivant. Il y a donc deux Amérique en présence : celle de Trump, qui, de manière un peu miraculeuse, est parvenue à s’emparer de la Maison Blanche, et, face à celle-ci, celle qui se mobilise.

Certes, cette mobilisation n’est pas la même partout. Elle est évidemment très puissante dans des États comme la Californie, New York ou le Massachusetts, c’est-à-dire traditionnellement démocrates, mais il y a des mobilisations locales très intéressantes ailleurs, comme au Texas. On voit toujours ce dernier comme l’État républicain par excellence, mais on oublie que ses quatre plus importantes villes sont gérées par des démocrates.

La campagne des primaires entre Sanders et Clinton a-t-elle laissé des cicatrices profondes au sein du Parti démocrate, et plus largement de la gauche ?

Oui, mais je crois surtout qu’il faut souligner le fait que les deux camps (à gauche) en ont tiré des conclusions absolument contraires. La direction du parti a une unique stratégie, un seul objectif : remporter les « mid-term », les élections de mi-mandat au Congrès, qui auront lieu dans un an. Car la Chambre des représentants est entièrement renouvelée tous les deux ans (alors que le Sénat, dans le même intervalle, ne l’est que pour un tiers des sièges). Arithmétiquement, le Parti démocrate ne peut pas reprendre le Sénat l’an prochain, car il n’y aura pas assez de sièges républicains en jeu. En ce qui concerne la Chambre, en revanche, c’est possible, mais ce n’est pas acquis : il lui faudrait remporter 24 sièges – sans en perdre aucun. La direction démocrate mise tout là-dessus, avec une explication selon laquelle c’est à cause de la gauche du parti que les démocrates ont perdu, puisque la grande majorité des jeunes qui ont voté Sanders aux primaires ne sont pas allés voter Hillary Clinton le 8 novembre 2016. Ce qui lui a fait perdre des États majeurs, comme le Michigan ou l’Ohio. Donc, la droite et le centre, mais surtout l’appareil du parti, considèrent qu’il faut absolument maintenir et isoler la gauche derrière une sorte de cordon sanitaire pour ne pas faire fuir les électeurs.

À l’inverse, la gauche analyse l’élection de la façon suivante : ce n’est pas Trump qui a gagné mais Clinton qui a perdu, car elle a refusé de s’engager. Par exemple, l’une des propositions phares de Sanders était le rétablissement de la gratuité des universités publiques (comme c’était le cas jusque dans les années 1970). Hillary Clinton a refusé de prendre position sur cette question et elle a fini par approuver cette proposition seulement quelques jours avant l’élection, quand son entourage lui a fait remarquer que les jeunes ne se mobilisaient pas en sa faveur. Mais c’était trop tard… Elle a perdu car elle n’avait pas de programme. Elle a pensé qu’il ne fallait prendre aucun risque car l’élection était déjà jouée ! La gauche dit donc que, si les démocrates recommencent ainsi à ne pas s’engager, ils vont perdre à nouveau ! Cela, alors que plusieurs études d’opinion montrent qu’une majorité de la population américaine est opposée à la politique de Trump sur de très nombreux sujets, et se montre favorable, notamment, à une couverture sociale pour tous ou à l’accueil des migrants. La gauche invite donc à être clair et à s’engager sur ces enjeux-là. On voit ainsi que les conséquences de cette bataille entre Sanders et Clinton perdurent, et que beaucoup de jeunes démocrates se mobilisent en dehors du parti.

Les partisans de Sanders travaillent-ils à conquérir le Parti démocrate et peuvent-ils y parvenir ?

Ils sont divisés sur ce point. En gros, il y a trois tendances. D’une part, ceux qui pensent qu’il faut conquérir des positions dans le parti, présenter un maximum de candidats, gagner le plus d’élus possible, et in fine qu’il ne faut pas lâcher le parti. D’autres, qui sont généralement ceux qui se sont abstenus l’an dernier lors de l’élection présidentielle, sont désormais hostiles à toute collaboration avec le Parti démocrate.

Enfin, une troisième sensibilité pense qu’il faut faire les deux, c’est-à-dire agir dans le cadre du parti pour avoir des élus, mais aussi mener des actions spécifiques en dehors. C’est d’ailleurs, je crois, le fait majeur actuellement : il y a en ce moment un nombre incalculable d’initiatives locales contre Trump. Cela passe parfois par les grands organismes, comme le Planning familial ou l’Union américaine pour les libertés civiles (Aclu), qui est la grande organisation de défense des droits civiques, née dans les années 1920, et qui a été très active dans les années 1960 sur la question noire. Mais il y a aussi des milliers de petites mobilisations un peu partout qui tentent de s’opposer à la politique de Trump aujourd’hui.

Toutes ces personnes mobilisées continuent-elles de penser que Sanders sera leur candidat lors de la prochaine campagne présidentielle ? L’âge de Bernie Sanders ne risque-t-il pas de poser problème ?

Sanders a fait savoir qu’il se sentait en mesure d’être candidat la prochaine fois. La question ne se pose pas vraiment aujourd’hui, d’autant plus que son siège de sénateur n’est pas renouvelable l’an prochain. En tout cas, si son âge était mis en cause par l’appareil démocrate, celui-ci aurait un sérieux problème puisqu’il soutient la candidature de la sénatrice de Californie, Dianne Feinstein, qui a décidé de se représenter l’an prochain et qui a aujourd’hui plus de 80 ans !

L’enjeu de l’année qui vient, pour le Parti démocrate, est de savoir s’il parvient à reconquérir la Chambre des représentants. S’il gagne, il en sortira grandement renforcé. S’il échoue, il aura vraiment des difficultés face à la gauche, qui pourra critiquer aisément cette stratégie consistant à tout miser sur le seul événement des « mid-term ». Cependant, même s’il parvient à gagner la Chambre, ce ne sera pas si dérangeant pour la gauche, car cela donnera en même temps espoir pour la suite contre Trump.

Quels sont les rapports entre l’opposition démocrate et les mouvements minoritaires tels que « Black Lives Matter » ?

« Black Lives Matter » est un phénomène très important aujourd’hui dans la communauté noire, mais qui se situe en dehors de l’appareil du Parti démocrate. Le contact entre ce mouvement et le parti, ce sont les élus démocrates noirs, et ils sont nombreux. Mais, dans la tradition américaine, il n’y a pas de lien organique entre ces associations ou mouvements, que ce soit « Black Lives Matter » ou l’Aclu, et le Parti démocrate. Il n’y en avait d’ailleurs pas non plus dans les années 1960. Toutefois, dans les situations de bataille, tout le monde se retrouve évidemment dans le même bateau.

En dehors de l’aile gauche, voyez-vous des personnalités qui émergent, issues du centre du Parti démocrate ?

C’est un peu tôt pour le dire. On n’en voit pas à l’heure actuelle, mais il y en aura forcément. Tout le monde attend le résultat des « mid-term », parce que c’est ce qui va déterminer la stratégie pour les échéances de 2020. Si les démocrates prennent la Chambre l’an prochain, l’appareil démocrate ira de l’avant et pourra espérer continuer comme avant. S’ils n’y parviennent pas, il leur faudra vraiment réfléchir différemment. Je ne crois donc pas que des gens vont sortir du bois aujourd’hui. Tout le monde attend le résultat des élections de novembre 2018. Mais je peux me tromper… comme je me suis trompé en pensant que Donald Trump serait battu l’année dernière !

Sylvain Cypel Journaliste, correspondant du Monde aux États-Unis de 2007 à 2013, collaborateur d’America et du 1 et auteur de Liberty (Don Quichotte, 2016).

Monde
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