Domination masculine : le début de la fin ?

En révélant crûment que la domination masculine perdure dans nos sociétés, « l’affaire Weinstein » a déclenché un tollé historique. Le début de la fin d’un monde sexiste ?

Pauline Graulle  • 13 décembre 2017 abonné·es
Domination masculine : le début de la fin ?
© Emma

Par quel mystère « ce qui allait de soi » bascule-t-il un jour du côté de l’inacceptable ? Par quelle magie une situation invisible nous saute-t-elle tout d’un coup au visage ? Cet automne, ce qu’il est désormais convenu d’appeler « l’affaire Weinstein » a donné comme un coup d’accélérateur à l’histoire. En mettant au jour les viols et harcèlements que le producteur de films avait commis sur des dizaines d’actrices, le scandale n’a pas eu pour seul mérite de dévoiler l’incroyable ampleur des violences sexuelles subies par les femmes – eh oui, même par des stars millionnaires ! Il a aussi rendu visible l’impunité dont jouissent leurs agresseurs. Un choc pour une société qui se voyait jusque-là comme (à peu près) égalitaire. Et qui, depuis, ne cesse d’interroger les termes d’un débat que d’aucuns croyaient réglé : celui de la domination masculine.

Un scandale à Hollywood, et c’est un patriarcat plus que millénaire qui vacille ? « Le renversement de l’ordre établi et le fait que la peur change de camp sont deux caractéristiques des révolutions, alors, oui, il y a quelque chose de révolutionnaire dans ce qui s’est passé », reconnaît l’historienne Mathilde Larrère. La députée (France insoumise) Clémentine Autain affirme, elle, n’avoir jamais vu « un truc pareil » en vingt ans de militantisme féministe : « “L’affaire Weinstein” est une rupture majeure à l’échelle occidentale, en ce sens qu’elle a permis de faire le lien entre le sexisme et les violences sexuelles. Tout à coup, les femmes et les hommes se sont mis à s’interroger sur la manière dont ils interagissaient, et se sont rendu compte que ces interactions étaient éminemment politiques. Quelque chose a changé en termes d’hégémonie culturelle. »

Si Gramsci n’est pas loin, alors la révolution non plus. Même si ce qui s’est passé en 2017 a plus à voir avec l’effet papillon qu’avec un débarquement de chars. Tout a commencé le 5 octobre. Tandis qu’en France les yeux sont rivés sur ces anti-« loi travail bis » qui promettent le grand soir, la mèche de la révolte est allumée à 10 000 km de là. Le New York Times vient de révéler ce qui pourrait s’apparenter à un secret de famille : non seulement, le plus puissant producteur d’Hollywood abuse sexuellement des actrices qu’il engage. Mais tout le monde le sait depuis belle lurette. Et tout le monde se tait.

Les premières dénonciations ouvrent la boîte de Pandore. Un demi-siècle après la création du MLF, pensé pour libérer les corps (l’IVG, la pilule…), c’est la parole qui ne supporte plus de corset. Il faut dire qu’entre-temps une autre révolution, technologique celle-là, est arrivée : les réseaux sociaux. Sur Twitter et Facebook, le hashtag #metoo (« moi aussi ») coagule dans un destin commun la masse de ces millions de voix anonymes qui s’élèvent de par le monde. « C’est une vraie nouveauté de cette affaire : désormais, on ne se sent plus seule dans les cas d’agression sexuelle », explique Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire départemental de Seine-Saint-Denis des violences envers les femmes et membre du Haut Conseil à l’égalité.

Aux États-Unis d’abord, puis dans plusieurs pays d’Europe, les témoignages pleuvent et les têtes tombent. Plus les pays sont féministes, plus les débats sont vifs et abondants. Si, en Russie ou en Italie, les hashtags vengeurs de ces dames sont souvent moqués ou vilipendés, en Suède, les accusations d’agressions s’enchaînent comme dans un jeu de dominos. Au point qu’au pays d’Ingrid Bergman « certaines n’hésitent pas à comparer le mois de novembre 2017 à l’obtention du droit de vote par les femmes en 1919 », rapporte Le Monde [1].

En France, les hostilités démarrent le 15 octobre. Lancé par une jeune journaliste, le hashtag #Balancetonporc se répand comme une traînée de poudre pour dénoncer les harceleurs ordinaires. La presse prend le relais, révélant plusieurs affaires d’agressions sexuelles présumées : les viols dont est accusé Tariq Ramadan, le harcèlement pratiqué par Thierry Marchal-Beck, ancien président du Mouvement des jeunes socialistes, les mains baladeuses du journaliste Frédéric Haziza, les tentatives de viols de l’ancien dirigeant de Radio France, Patrice Bertin… Le Monde révèle un « système de violences sexistes » au sein du principal syndicat étudiant français (l’Unef), et Mediapart les abus qui ont cours au sein de l’École polytechnique. Il ne s’agit pas systématiquement d’actes répréhensibles légalement, mais toujours d’un climat d’emprise des hommes sur les femmes.

Tout à coup, le monde occidental s’observe lui-même. Et se découvre un degré de machisme qu’il ne se soupçonnait guère. Hommes ou femmes, beaucoup ont vu sans voir. Sans dire. Pierre Bourdieu avait raison d’écrire que « la reconnaissance de la domination suppose toujours un acte de connaissance » (La Domination masculine, 1998, Seuil). Avec les opérations Metoo ou Balance ton porc, les arcanes jusque-là incorporées, intégrées de la domination masculine apparaissent crûment.

Alors, on se met à tout regarder d’un autre œil. Et d’abord le miroir de la langue – est-elle sexiste ? D’où le débat sur l’écriture inclusive (lire ici). Le miroir de la télé est aussi observé de près : les passages misogynes de certaines émissions deviennent viraux sur le Net. Partout, la question des rapports hommes-femmes s’appréhende avec une force de politisation renouvelée. Mais aussi avec un degré de raffinement jamais vu. Au-delà de la répartition des tâches au sein des foyers, c’est la charge mentale – là encore du domaine de l’invisible – qui devient un sujet (lire ici). Plus subtil que la question des violences physiques, c’est l’accueil de la parole des victimes d’agressions sexuelles dans les commissariats sur lequel on se penche. Des plaintes qui ont d’ailleurs flambé : le 14 novembre, un rapport de la gendarmerie indique qu’elles ont progressé de 30 % par rapport à la même période en 2016 !

« C’est comme si le niveau de tolérance au sexisme avait baissé d’un coup », résume Mona Chollet, journaliste spécialisée sur le féminisme [2]. Il faut dire que l’opinion publique est arrivée à maturité. Depuis deux générations, l’arrivée massive des femmes dans l’enseignement supérieur, comme leur accès à des postes de pouvoir au sein des entreprises, notamment médiatiques, a changé la donne. Récemment, le renouvellement de l’Assemblée nationale a permis de porter des thèmes féministes dans l’hémicycle, comme celui du consentement (voir encadré), sans craindre d’entendre, comme en 2013 – mais cela semble déjà si loin –, des caquètements. Enfin, l’affaire DSK puis l’affaire Baupin, bien que trop souvent réduites à de scabreux faits divers, ont fini de préparer les mentalités.

« Rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu. » La phrase, attribuée à Victor Hugo, ne dit pas si un imaginaire collectif peut se défaire aussi vite qu’il s’est imposé. Si l’ancien monde peut réapparaître comme il a disparu. « Franchement, j’ai peur d’être optimiste », dit Mona Chollet, qui rappelle qu’après les affaires DSK ou Polanski des sursauts de conscience avaient eu lieu… avant de retomber dans l’oubli. Jusqu’à l’affaire Weinstein ?

Aujourd’hui, Emmanuel Macron a beau clamer que « notre société tout entière est malade du sexisme » (le 25 novembre, à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes), ses propositions laissent à désirer. « On sent une mobilisation de la société, j’appelle cela du “gagne-terrain”, souligne Ernestine Ronai. Mais il faut mieux organiser la pénalisation des violences, ce qui suppose des forces de sécurité et des magistrats en nombre suffisant et formés. Or, on en est loin. » Mathilde Larrère estime, quant à elle, que la machine infernale de la domination masculine continuera de fonctionner tant que l’égalité ne sera pas atteinte au sein du monde professionnel. À mêmes compétences, même poste et même salaire. Après #Balance-tonporc, à quand un #Balancetonboss ?

[1] 26-27 novembre.

[2] Auteure notamment de Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine (Zones éditions, 2012).

À lire aussi dans ce dossier :

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Geneviève Fraisse : « Quelle place pour le corps des femmes ? »

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Société
Temps de lecture : 7 minutes

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