Elias Sanbar : « Trump alimente le rêve des colons d’une nouvelle Nakba »

Historien et écrivain, Elias Sanbar analyse ici les conséquences de la décision des États-Unis de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël.

Denis Sieffert  et  Marine Caleb  • 13 décembre 2017 abonné·es
Elias Sanbar : « Trump alimente le rêve des colons d’une nouvelle Nakba »
© photo : Ahmad GHARABLI/AFP

Les effets différés de la décision de Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël et d’y transférer l’ambassade américaine seront peut-être plus importants que les conséquences immédiates. Nul ne peut dire si les territoires palestiniens vont ou non s’embraser, ni si une nouvelle intifada va débuter, comme le souhaite le Hamas, mais l’engagement américain change la donne internationale. C’est ce que nous dit ici Elias Sanbar.

Trump a liquidé les dernières illusions qui pouvaient subsister, y compris au sein de l’Autorité palestinienne, sur la volonté de médiation américaine. On se tourne naturellement vers l’Europe et la France, qui ont un rôle de premier plan à jouer. Mais rien sans doute ne sera possible sans une large mobilisation de la société palestinienne. Une mobilisation qui a débuté sur un mode pacifique. Si les Européens restent silencieux alors que le droit international est grossièrement bafoué, la solution à « deux États » plus que menacée, le pire n’est pas à exclure. C’est-à-dire une tentative de chasser physiquement les Palestiniens de leur territoire.

Quelles sont les conséquences immédiates de la décision de Donald Trump ?

Elias Sanbar : La décision de Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale a deux conséquences immédiates. Elle confirme qu’il est possible de violer impunément le droit et elle engendre des affrontements, des protestations, tandis que des pays, de plus en plus nombreux, se démarquent de cette violation des droits enrobée d’une sorte de légitimité. Puisque le principal argument des Américains n’est pas uniquement la reconnaissance d’un état de fait, mais le respect du Jerusalem Embassy Act, voté par leurs parlementaires en 1995, et dont, jusqu’ici, l’application avait été reportée de six mois en six mois.

Quelles sont les autres conséquences ?

Sans minimiser le moins du monde la gravité des morts, cette violation des droits par une grande puissance a des conséquences beaucoup plus lourdes. Elle donne aux colons israéliens le feu vert pour continuer sur leur lancée. Cette déclaration contribue à alimenter le rêve d’une nouvelle Nakba [la « catastrophe » qui a suivi la création de l’État d’Israël en 1948, NDLR]. Sachant que les déplacements forcés de populations, notamment syriennes, n’ont provoqué aucune réaction mondiale pour les empêcher, cela laisse penser à ceux qui en rêvent que l’épisode de 1948 est de nouveau envisageable.

Cette Nakba ne prendrait-elle pas la forme d’un grand Israël, un seul État qui ne serait évidemment pas binational mais d’apartheid ?

Ce rêve existe chez les colons. Ceux qui le portent aujourd’hui célèbrent l’enterrement de l’idée des deux États. Le projet intrinsèque à ce rêve est celui d’une terre vidée de sa population, ce qui renouvelle l’idée de transfert de Palestiniens. D’ailleurs, lundi, le ministre de la Défense israélien, Avigdor Liberman, a déclaré qu’il pense transférer les Palestiniens citoyens d’Israël vers la Cisjordanie. C’est un délire criminel qui n’est donc pas impossible.

Que révèle cette décision des États-Unis ?

C’est un cadeau des États-Unis à Benyamin Netanyahou, non pas à Israël, qui va, selon moi, être encombré par cette décision. Cette décision révèle pour la première fois qu’ils n’ont jamais souhaité deux États et que tout leur travail d’intermédiaire prétendument « honnête » n’a servi qu’à gagner du temps pour permettre le développement des colonies. La preuve, en vingt-six ans de négociations, les États-Unis n’ont jamais proposé de solutions : ils n’ont eu que le rôle de messager d’Israël.

Mais, paradoxalement, si les Américains étaient contre l’idée de deux États, la décision de Trump les retire du jeu. En cela, une fenêtre de tir s’ouvre pour les pays qui auront l’audace d’intervenir après s’être si longtemps effacés devant les États-Unis. En effet, durant toutes ces années de négociations, les Israéliens ont fait comprendre qu’ils n’écoutaient que les États-Unis et qu’il était vain pour les autres pays d’intervenir. Personne n’a eu le courage de contester. Quelque part, c’est peut-être positif qu’ils sortent de ce jeu, car ils l’ont biaisé pendant toutes ces années.

Que penser de l’accueil de Benyamin Netanyahou par Emmanuel Macron, même si le président français l’a appelé à « geler » la colonisation ?

On rappelle trop peu que les Palestiniens sont reconnus par plus de 130 pays – mais pas par la France – et qu’ils ne possèdent pas moins d’ambassades qu’Israël. Il y a un manque terrible au niveau des puissances occidentales. Une reconnaissance de masse de l’État palestinien et du nom de sa capitale permettrait non pas une nouvelle guerre ou un sabotage de la paix actuelle, mais bien un rééquilibrage et le début de véritables négociations. Car la reconnaissance d’un pays par un autre est irréversible. Elle serait aussi la réponse adéquate à l’effacement des puissances face aux États-Unis.

L’Autorité palestinienne est dans une position difficile, sa raison d’être étant la bataille pour deux États…

Le président palestinien, Mahmoud Abbas, est l’objet d’un nombre incroyable de menaces. Cela va au-delà des pressions. Notamment de certains, porteurs du projet américain dans le monde arabe. Mahmoud Abbas a été sommé d’oublier Jérusalem, les réfugiés et les colonies en échange d’un État à Gaza et d’argent. Il a refusé et a manifesté son opposition en refusant de rencontrer Mike Pence, le vice-président des États-Unis.

En déclarant Jérusalem capitale millénaire du peuple juif, non pas de l’État d’Israël de 1948, le président américain change la nature du conflit. De 1917 à 2017, il était politique et divisait d’un côté les Palestiniens et, de l’autre, les immigrés juifs devenus israéliens en 1948. Il veut en faire un conflit entre judaïsme et islam. C’est là que réside la bombe à retardement : Jérusalem était la ligne rouge.

L’Autorité palestinienne doit reconnaître qu’elle s’est trompée, non pas en voulant deux États ou en négociant, mais bien en mettant tous ses œufs dans le seul panier américain.

Quel est le paysage politique palestinien ? Qu’en est-il du rapprochement avec le Hamas ?

La réconciliation entre le Fatah et le Hamas [les deux factions palestiniennes rivales, NDLR] est très importante : l’un des deux acteurs devra aller vers l’autre. Elle est d’ailleurs voulue par le peuple. Et puis il est fondamental de totalement reprendre en main la machine politique palestinienne. Cela implique une véritable remise en question de tous les appareils, quelle que soit l’autorité en charge, pour redonner sa place au peuple. Si cela semble irréaliste dans la conjoncture, il est pourtant vital d’aller vers des élections et un renouvellement du corps politique.

Qu’en est-il de ces élections, d’ailleurs ?

L’idée que des élections seraient un sauvetage politique commence à circuler. Cela fait longtemps que le président de l’Autorité palestinienne connaît la nécessité des élections et réfléchit à la manière de les organiser.

Mais c’est à remettre dans son contexte, car plusieurs éléments sont présents : le retrait des États-Unis, la tentative de transformation du conflit politique en conflit confessionnel, l’absence d’actes concrets officiels arabes et la présence de l’Iran.

Cette décision fait-elle le jeu du terrorisme ?

Il y a aura certainement des actes terroristes, mais ce ne sera pas tout. Il y aura énormément de révoltes politiques de la société civile. Je ne sais pas comment les choses vont évoluer, mais il est urgent qu’il y ait un sursaut de courage politique pour contrer Trump.

Je me situe entre espoir et conviction quant à la position des pays européens : ils ne sont plus aussi éloignés qu’avant de la question de la reconnaissance. Il y a une réelle opportunité et, s’il y a une cible politique diplomatique, c’est celle-ci. En témoigne l’entrée à l’Unesco de la Palestine en 2011. Les pays européens ont fait preuve de courage en votant pour, alors qu’ils avaient d’abord annoncé qu’ils s’abstiendraient.

Elias Sanbar Ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco

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