Exercice de pédagogie au Fipa

Après la polémique qui a suivi la présentation du film The Patriot, consacré au hacker Ulcan, place à la projection et au débat au Fipa, à Biarritz. Un débat qui s’est plutôt déroulé dans le calme.

Jean-Claude Renard  • 25 janvier 2018
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Exercice de pédagogie au Fipa
© Photo : Laurent Ferriere / Hans Lucas

S éance potentiellement compliquée », pouvait-on apercevoir ce jeudi sur la fiche de présentation des agents gérant l’entrée et la sécurité des séances de diffusion au grand auditorium du Bellevue, l’une des salles de projection ouverte au public pour cette 31e édition du Festival international des programmes audiovisuels (Fipa).

Et pour cause : consacrant un focus à la production israélienne [1], parmi les séries, fictions et documentaires, le festival a programmé un doc de Daniel Sivan, The Patriot, consacré au hacker franco-israélien Ulcan, le présentant simplement dans le catalogue du festival comme un « sioniste militant », qui « livre une guerre sans merci aux leaders du mouvement antisémite ». Passant outre le fait que ce même personnage est aussi sous le coup de plusieurs dizaines de plaintes pour hacking et d’un mandat d’arrêt pour « action criminelle ayant entraîné une mort ». Car Ulcan, Grégory Chelli de son vrai nom, c’est celui qui se procure les numéros de téléphone privés, insulte, professe des menaces de mort, qui usurpe des identités pour faire intervenir la police chez ses victimes à n’importe quelle heure de la nuit. Et ses cibles sont nombreuses : Martine Aubry, maire de Lille, Stéphane Richard, PDG d’Orange, Daniel Schneidermann (du site Arrêt sur images), Pierre Haski (aujourd’hui président de Reporters sans frontières), Denis Sieffert (directeur de publication de Politis), ou encore les parents d’un journaliste de Rue 89, Benoît Le Corre, à la suite d’un article qui avait déplu au hacker, dont le père a succombé à une crise cardiaque après avoir été harcelé.

La légèreté avec laquelle les responsables du Fipa ont présenté ce doc a valu une lettre ouverte co-signée par Daniel Schneidermann, Pierre Haski et Denis Sieffert au Fipa, demandant une présentation plus juste et moins tronquée du personnage. Chose faite. Le Fipa a ajouté sur son site et glissé un insert au catalogue précisant qu’Ulcan « fait l’objet d’un mandat d’arrêt en France pour “violences volontaires ayant entraîné la mort” ».

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On se demandera néanmoins pourquoi et comment le Fipa a sélectionné ce documentaire, quand bien même il n’est pas en compétition. Car voilà : dans son film, le réalisateur manque singulièrement de distance, n’apporte jamais d’opposition à son portraituré, laissant libre cours à son discours.

Certes, on entend bien le témoignage de Benoît Le Corre, extrêmement fort et sobre à la fois, on entend les messages téléphoniques d’Ulcan adressés à ses victimes, qui font froid dans le dos. Certes, on entend Antoine Comte, avocat, dénoncer ce qui relève d’une tentative de meurtre. Certes encore, on écoute Pierre Haski décryptant le personnage, « parti de gens ouvertement antisémites [Dieudonné et Alain Soral, NDLR]. Ensuite il s’en est pris à des groupes qui refusent totalement l’étiquette d’antisémitisme. Il s’en est pris à des médias totalement classiques, y compris le service public, il a attaqué le site de France Inter. On a quelqu’un qui est devenu mégalomane et se prenant, sinon pour le sauveur de l’humanité, du peuple juif ». Des témoignages puisés notamment dans les archives de « Complément d’enquête ». Pour le reste, la parole est au hacker. Comme si tout cela n’était pas grave, voire une noble cause.

Ça méritait donc bien un débat, fût-il « compliqué ». Débat organisé par le Fipa, à la suite de la projection devant un public biarrot, quelques journalistes et beaucoup de scolaires, dans une salle qui était loin d’être pleine. En préambule, les responsables du Fipa ont précisé que The Patriot a été présenté dans le cadre d’une carte blanche accordé à Docaviv, festival israélien dédié au documentaire, soulignant ainsi que le film n’était pas dans la sélection du Fipa. Invité à un autre festival (au Sundance), le réalisateur Daniel Sivan n’était pas présent. C’est donc aux côtés du producteur du doc que Pierre Haski a lancé le débat. En expliquant d’emblée sa présence par la présentation initiale du film qu’a fait le Fipa, avant de rappeler quelques indications sur le personnage.

« L’antisémitisme est une chose trop sérieuse pour être laissé à des gens comme Ulcan, qui sont des pervers narcissiques, qui se mettent en scène. Lui vient de l’extrême droite juive française, ayant appartenu à la Ligue de défense juive, c’est l’incarnation d’un mouvement interdit en Israël, interdit aux États-Unis. Ulcan a été condamné par deux fois, pour violence alors qu’il résidait encore en France, dont une condamnation était assortie de soins psychiatriques. On a là quelqu’un qui s’est emparé d’une cause qu’on peut juger juste. Et c’est cela que je reproche au film : les gens qu’il montre sont de tels monstres, comme Dieudonné et Soral, absolument abjects, aux mises en scène répugnantes, haïssables. […] In fine, il fait plus de tort à la cause qu’il défend que du bien. » Et de pointer le cynisme et la perversité « infinie » du personnage qui n’est pas avancé dans le film.

À l’évidence, Pierre Haski a voulu d’abord faire œuvre de pédagogie. Racontant encore en détail comment lui-même a été victime d’Ulcan. Une pédagogie devant laquelle le producteur du film a été bien en peine de se justifier, sinon qu’à l’origine, demeurait la fascination « par le pouvoir des hackers » et qu’à la fin du film, « il est tout de même précisé qu’Ulcan a cinquante plaintes contre lui. On n’a pas voulu en faire un héros. Mais quand on voit les gens comme Dieudonné auquel s’il s’attaque, on est content qu’il résiste de cette manière. Puis petit à petit, c’est là qu’on commence à considérer qu’il va au-delà de ce qu’il devrait faire. C’est un personnage très complexe ».

« La juste cause, a repris Pierre Haski, soucieux encore de pédagogie, c’est celle du combat contre l’antisémitisme. Je pense que ce type ne mène pas l’action qu’il faut contre un ennemi qui le mérite. Le film laisse percevoir un homme, pour le public israélien et français, comme un héros qui, hélas, a fait des dommages collatéraux. Or, c’est une erreur profonde sur le personnage d’Ulcan. » Et Pierre Haski d’être applaudi. Fin d’une première partie de débat qui s’est poursuivi une quarantaine de minutes de plus dans une autre salle (le grand auditorium ayant programmé, comme chaque jour un autre film, l’un après l’autre), avec une trentaine de personnes. Expliquant, détaillant, c’est dans le même esprit pédagogique que le président de Reporters sans frontières a continué, dans un espace un brin plus tendu, sans être houleux pour autant. Où ont été évoqués pêle-mêle les responsabilités d’Ulcan, le hacking, les figures de Dieudonné et Soral, un antisémitisme dramatiquement toujours vivant en France, à côté de xénophobies nombreuses. Visant l’apaisement, le débat s’est clôturé sur les mots d’Anne Georget, présidente du Fipa cette année : « D’où quelle vienne, la haine, c’est atroce, c’est le message qui me reste. »

Samedi, à l’occasion d’une seconde projection du documentaire, ce sera au tour de Benoît Le Corre de poursuivre le débat.

[1] Cette édition du Fipa a également été marquée par une lettre ouverte d’une centaine de cinéastes (dont Ken Loach et Aki Kaurismaki), protestant contre le choix du Fipa de s’associer avec le gouvernement israélien en accordant un focus à la production israélienne.

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