À voix haute ! Quand mes élèves se révèlent dans un concours d’éloquence

Un projet mêlant français et enseignement moral et civique a donné naissance à un concours d’éloquence. Il fut couronné de succès. Preuve s’il en fallait que nos collégiens de banlieue peuvent être aussi brillants que n’importe quels autres élèves, n’en déplaise aux déclinistes de tous bords à l’instar de l’ancien ministre de l’Éducation nationale Luc Ferry.

Jean-Riad Kechaou  • 6 février 2018
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À voix haute ! Quand mes élèves se révèlent dans un concours d’éloquence
Illustration principale: en haut de gauche à droite: Mabrondje, Samir, Télaure, Jonhaï et Kemil, en bas: Tom.

Tout le monde applaudit. Élèves, parents, conseillère principale d’éducation, surveillants, principale adjointe et un nombre important de professeurs venus pour l’occasion. Télaure est radieuse, elle salue la cinquantaine de personnes dans le public. La principale adjointe, présidente du jury, vient d’annoncer sa victoire. Elle est amplement méritée, ses plaidoiries étaient remarquables depuis le début de ce concours d’éloquence. Elle ne fut pas la seule, loin de là. L’ensemble de la classe a joué le jeu. Les introvertis comme les exubérants et même le néo-arrivant de la classe qui maîtrise pas encore correctement le français.

À voix haute, un documentaire bienfaiteur

Ce projet, c’est une collègue de français qui en a eu l’idée. Elle était partie voir en avril dernier le film À voix haute réalisé par Stéphane Freitas et Ladj Ly. Un film qui narre un concours d’éloquence à l’université Paris VIII de Saint Denis, Eloquentia. Ce documentaire diffusé sur France 2 en septembre 2016 avait explosé l’audimat. Il fut pour certains une découverte pour d’autres une simple confirmation. Les étudiants de banlieue peuvent être brillants, très brillants. Et ce brassage d’étudiants de différents horizons vivant ensemble une belle aventure humaine avait ému les téléspectateurs, nos élèves aussi. Espérons donc que ce documentaire sélectionné aux Césars soit primé, il le mérite.

© Politis

C’est certainement Elhadji Toure qui les a le plus marqués. Celui qui leur a fait le mieux comprendre l’importance de la parole. Suite à l’incendie de son HLM il avait été jeté à la rue avec sa famille par le représentant du bailleur social car ils étaient sans papier.

« Ça te fait tellement flipper, tu es tellement en colère, qu’il n’y a rien qui sort, se souvient Elhadj. Mais si j’avais eu les bons mots au bon moment, j’aurais été capable de lui faire comprendre certaines choses. Il a limite brisé des vies sans s’en rendre compte. La parole, c’est ce qui m’a manqué quand j’étais gosse. »

La parole est une arme

Nous avions donc commencé par leur diffuser le jour de sa sortie le DVD À voix haute. Ils ont donc adoré. Une excellente entrée en matière. Voir des jeunes comme eux, quoique plus âgés, se métamorphoser, ce fut un appel à en faire de même. Ils ont ainsi réalisé que leur manière de parler n’est pas un obstacle ni une honte. Qu’il faut juste savoir adapter son langage en fonction du lieu et du public.

L’adaptation, voilà la qualité qu’ils doivent développer. Le potentiel est là mais souvent ils ne l’ont pas réalisé et se dévalorisent. D’ailleurs, certains rient d’eux-mêmes lorsqu’ils s’expriment avec un vocabulaire plus soutenu car ils estiment être ridicules. Ce langage n’est pas le leur. Voilà ce que pensent un bon nombre d’entre eux. Pourtant, le langage est un élément de discrimination terrible dans notre pays autant voire même plus que l’écrit. Il permet à ceux qui en maîtrisent les codes de dominer les autres.

La parole est une arme en effet. Bertrand Perier, l’avocat qui organise chaque année le concours, a d’ailleurs nommé son livre La parole est un sport de combat.

Ce concours d’éloquence n’est pourtant pas le remède idéal évidemment mais il peut contribuer à une prise de conscience. Certains diront qu’encore une fois on met en scène une compétition élitiste et que l’on ne pense pas à la masse. Ce n’est pas faux. Mais ce projet a eu le mérite de motiver nos étudiants en leur faisant réaliser une chose. À armes égales, ils ont les moyens de rivaliser avec des élèves d’autres milieux sociaux étudiant dans des écoles plus prestigieuses. C’était l’un de nos objectifs en lançant donc fin novembre cet enseignement pratique interdisciplinaire. Techniques de rhétorique et d’argumentation, enseignement des valeurs et principes de la république, cours d’éducation morale et civique, voilà les cours proposés avec ma collègue de français.

Il a donc fallu une organisation pour les faire tous bosser sur ce projet sans dévaloriser les moins forts. Rencontre entre deux élèves avec attribution d’un nombre de points en fonction de la prestation. 1 ou 2 en cas de défaite, 2 ou 3 en cas de match nul et 3 ou 4 en cas de victoire.

Durant un mois, nos 23 élèves se sont donc affrontés dans des joutes verbales sur quatre thèmes : la liberté, l’égalité, fraternité et la sacro-sainte laïcité source de polémique dans nos banlieues. Même si ce n’est pas une valeur républicaine, on ne pouvait mettre ce principe de laïcité de côté car c’est celui que l’on utilise le plus souvent pour les attaquer.

Un investissement total des élèves

Quelle surprise ! Leur investissement fut étonnant. Je n’ai jamais autant reçu de messages d’élèves sur la messagerie interne du collège et sur mon compte professionnel Snapchat. Des questions sur le fond ou la forme, leurs plaidoiries en photos. Idem pour ma collègue. Ces rencontres ont dépassé nos espérances. Des élevés se sont révélés. Notamment ceux en difficulté à l’écrit. Je dois l’avouer, je ne pensais pas qu’ils pouvaient atteindre un tel niveau d’éloquence. J’étais loin des meilleurs d’entre eux à leur âge.

Chaque mercredi matin, nous fûmes comblés de les voir aussi investis. On a parfois vibré. Quand Yassine dans sa plaidoirie sur l’égalité a rappelé que c’était dur pour lui de parler devant un public en subissant les moqueries sur son « accent de bledard », ou quand Mabrondje a attaqué le sexisme de la société en prenant à partie les garçons sans défense, on a été ému également quand Telaure a raconté les insultes racistes qu’elle subissait ou ce contrôle humiliant dans une supérette.

Beaucoup ont salué la liberté que leur offrait la France en comparaison avec d’autres pays. La liberté d’expression mais la liberté de culte aussi. Le principe de république sociale fut plébiscité par un grand nombre dans les plaidoiries sur la fraternité. On est loin, très loin des clichés sur les élèves de banlieue crachant sur la France. Il y a bien évidemment eu aussi des critiques, la loi de 2004 sur les signes ostentatoires, le racisme, le sexisme aussi. Avoir un esprit critique est un élément indispensable pour devenir citoyen. Nous ne les avons donc pas bridés. Ceux qui voudraient que l’on se transforme en propagandistes d’une République idéalisée ont tort quand bien même notre société traverse actuellement une crise d’identité.

Il a été difficile de les départager. Il a bien fallu. Six ont été retenus pour cette finale. Deux filles, Telaure et Mabrondje. Quatre garçons, Jonhaï, Tom, Samir et Kemil. Les autres n’y ont rien trouvé d’injuste. Trois ou quatre auraient pu prétendre à ses places mais l’annonce du classement chaque mercredi nous a permis d’être transparents.

Plaidoirie finale : est-ce une chance de vivre en France ?

La question de la finale fut trouvée comme une évidence : Est-ce une chance de vivre en France ?

Ils pouvaient ainsi s’inspirer de leurs quatre plaidoiries précédentes. Nous prîmes avec ma collègue trois élèves chacun pour les coacher à la manière de l’émission « The Voice ». Ils avaient trois semaines pour préparer une plaidoirie d’environ cinq minutes. Nous avons de nouveau reçu des messages. J’ai même appelé le week-end précédant la finale deux de mes poulains Samir et Kemil qui avaient besoin d’être rassurés. Mabrondje, plus sûre d’elle, ne m’a pas sollicité.

Il faut dire que parler sur une estrade devant un public plus nombreux que celui de la classe ce n’est pas la même chose que des plaidoiries face aux camarades de classe. Le jour J, les élèves ont beaucoup stressé, la peur du vide, de l’incapacité à parler sans lire leur note. Une collègue d’allemand a eu l’excellente idée de leur faire une séance de sophrologie juste avant le début de la soirée.

© Politis

De gauche à droite, Jonhaï, Kemil, Mme Collas-Pradel, Télaure, Samir et Mabrondge en pleine séance de sophrologie à quelques minutes de la finale.

Et cette soirée fut un succès. Un grand succès. Ils se sont débrouillés comme des chefs et ont impressionné mes collègues. Ils m’ont rendu si fier. Les quelques parents présents étaient aussi stupéfaits. Kemil, le studieux, n’a pas vacillé malgré sa timidité. L’élégant Tom a assuré. Il fut sans doute la révélation du concours. En difficulté à l’écrit, il a été étincelant à l’oral. Samir le stressé a surmonté son handicap avec brio et a même été corrosif. Mabrondje la force tranquille de la troupe s’est exprimée comme une comédienne de stand up en racontant une histoire, la sienne et en interpellant le public. Jonhaï le plus à l’aise à l’oral a fait preuve d’humour en cherchant à ridiculiser ceux qui doutaient que vivre en France soit une chance. Enfin, l’énergique Télaure a su convaincre le jury en optant pour une plaidoirie philosophique beaucoup plus nuancée que les précédentes. Tous ont finalement déclaré que c’était une chance de vivre en France malgré les défauts de notre pays notamment les discriminations qu’ils subissent.

La banlieue a du talent, n’en déplaise à Luc Ferry !

Après la remise des prix, je ne pus m’empêcher de politiser un peu la soirée. Je leur ai dit tout le plaisir que nous avions eu à mener ce projet avec eux et qu’ils sont la preuve que l’on a, dans nos établissements de banlieue, des élèves aussi studieux qu’ailleurs. Mes propos étaient adressés à Luc Ferry et aux déclinistes de tous bords. L’ancien ministre de l’éducation avait fait début janvier une déclaration éhontée pour expliquer le mauvais classement de la France au programme international pour le suivi des acquis (PISA) des élèves de l’OCDE.

« Je vais vous dire les choses très carrément, quand j’étais ministre c’était un peu difficile à dire… Mon directeur de l’évaluation est venu me voir […], il m’a dit : ‘Si on supprimait les 15% de quartiers pourris qu’il y a en France, avec des établissements dans lesquels il y a 98 nationalités et où on n’arrive pas à faire cours, et bien nous serions classés numéros 1 dans Pisa ! » .

© Politis

Le responsable de l’échec dans ces quartiers ? « Le problème, c’est ce qui se passe dans les familles ». explique-t-il. En roue libre, il enchaîna sur une déclaration diffamante. Il faudrait un jour d’ailleurs que le conseil départemental de Seine-Saint-Denis pense à attaquer ces personnages salissant ce territoire sans le connaître. « Je vous mets vous, chère amie, dans un établissement un peu compliqué du 9-cube (comprendre la Seine-Saint-Denis, ndlr), eh bien vous ressortez en tutu dans le quart d’heure ! ».

M. Ferry, vous êtes invité à la finale de notre concours l’an prochain !

J’enseigne aux Coudreaux à Chelles, un quartier à cheval sur la Seine-et-Marne et la Seine-Saint-Denis. Je me permets donc d’inclure mon établissement dans cette diatribe. Si l’ancien ministre de l’Éducation nationale lit ce texte, je l’invite solennellement à venir assister l’an prochain à la finale de notre concours. Je l’invite aussi à rencontrer ces parents qui n’éduquent pas leurs enfants. Je l’invite enfin à découvrir ce brassage de culture qui a pour dénominateur commun la France, sa langue et sa culture. Cette diversité, au lieu de la vivre comme un obstacle, j’en puise une richesse inestimable. Il m’est difficile aujourd’hui d’envisager de travailler ailleurs.

Je garderai longtemps en tête le sourire des ces six élèves primés applaudis par leurs camarades, les parents et la communauté éducative. Je n’oublierai pas non plus les messages de ces adolescents me remerciant pour cette aventure. À mon tour, je les remercie pour tout ce qu’ils m’apportent chaque jour, c’est ce qui me permet d’avancer et de monter avec eux de nouveaux projets. Donc merci Laura, Yassine, Oualid, Emma, Yoann, Hichem, Lara, Rayane, Kemil, Jonhaï, Alycia, Sanah, Tom, Daphné, Rayyan, Mabrondje, Télaure, Idir, Nabil, Marvyn, Aliou, Emad et Samir !

À ceux qui critiqueront ma satisfaction et mon optimisme démesurés, nous essayerons de réserver un théâtre l’an prochain. Les portes seront ouvertes à tous et M. Ferry nous fera peut être l’honneur de sa présence, en costume, pas en tutu.

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