Pour une autre politique de l’accueil

Par leur solidarité, parfois jusqu’à l’illégalité, des citoyens et des institutions tentent d’infléchir la tendance répressive de l’État.

Ingrid Merckx  • 7 février 2018 abonné·es
Pour une autre politique de l’accueil
© photo : JACQUES DEMARTHON / AFP

Il préside l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Invité de France Inter le 10 janvier, Pascal Brice répète qu’il croit « fondamental » d’éviter la « confusion » entre ce qui relève de l’asile et ce qui relève de la politique migratoire. C’est-à-dire entre les réfugiés et les migrants. Parce que c’est toujours le droit d’asile « qui en paie le prix ». Sauf que cette distinction fait le fruit de politiques qui restreignent et l’accueil et l’asile. N’en déplaise à Pascal Brice, qui a ainsi préparé le terrain à une loi limitative et répressive.

Le 31 janvier, le nouveau projet de loi sur l’asile et l’immigration, qui doit être présenté en conseil des ministres le 21 février, fuite dans la presse. Le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, avait annoncé mi-décembre son intention de « réduire la durée de l’étude de la demande d’asile et de renvoyer plus de déboutés ». Une direction confirmée par Emmanuel Macron lors d’une visite à Calais mi-­janvier. « C’est encore pire que ce qu’on craignait », réagit le président de la Cimade, Gérard Sadik, en découvrant le texte de loi révélé par le Gisti le 31 janvier.

Le délai de rétention s’allonge : il devait être porté de 45 à 90 jours pour les étrangers qui font « obstruction » à une demande d’éloignement. Il pourra être prolongé jusqu’à 135 jours. À l’inverse, le délai de recours, en cas de refus d’un dossier par l’Ofpra, est réduit d’un mois à quinze jours. En outre, le « franchissement de frontières par des points non autorisés » sera passible d’un an de prison. Rien dans le projet de loi sur le règlement de Dublin, selon lequel un migrant doit déposer sa demande d’asile dans le pays par lequel il entre dans l’Union. Rien non plus sur le délit de solidarité, qui fait actuellement l’objet de plusieurs affaires et d’une proposition de loi (voir encadré ici).

Treize députés LREM se démarquent : « S’engager à un taux de ­reconduite serait une fausse promesse, impossible à tenir, sans évoquer l’aspect peu humain d’une telle approche [1]. » De fait, c’est bien au nom d’une certaine humanité que se mobilisent aujourd’hui citoyens, collectifs, associations, élus et institutions, dessinant une ligne de fracture entre les partisans de l’accueil et ceux de la reconduite. Les seconds ne veulent pas expulser tous les étrangers qui arrivent, plaident-ils, mais ceux qui ne répondent pas aux critères du droit d’asile. Sauf que ces critères se durcissent, objectent les premiers, et les conditions d’examen sont telles qu’elles excluent des demandeurs qui pourraient voir leur dossier accepté. Et que deviennent ceux qui ne répondent pas aux critères ? Ils doivent faire l’objet d’une « politique migratoire », qui est d’une « autre nature », estime Pascal Brice.

C’est dire à quel point la distinction entre réfugiés « statutaires » et migrants « économiques » est devenue stratégique. Elle n’est pas nouvelle, rappellent les historiennes Mathilde Larrère et Laurence De Cock dans une émission intitulée : « France, qu’as-tu fait de ta tradition d’asile? [2] ». Dès la Constitution de 1793, alors même qu’elle clame sa tradition de l’asile, la France institutionnalise le tri entre « bons migrants », fuyant les guerres, et « mauvais », qui fuiraient la misère. « “Migrants” n’est pas une catégorie juridique : le terme désigne simplement les personnes qui, par choix, par nécessité ou par contrainte, quittent leur pays pour aller s’installer dans un autre », explique Claire Rodier, présidente du Gisti [3]. « Comment distinguer ceux qui méritent l’accueil, pour des raisons politiques, et ceux qui n’en sont pas dignes ?, s’est insurgé J.-M.G. Le Clézio, prix Nobel de littérature [4]. Est-il moins grave de mourir de faim, de détresse, d’abandon, que de mourir sous les coups d’un tyran ? » La Convention de Genève de 1951, qui définit les obligations des pays qui l’ont ratifiée, ne parle pas seulement d’asile « politique », précise Claire Rodier : « Elle vise à protéger les personnes menacées de persécutions du fait de leurs opinions politiques, mais aussi de leur race, de leur religion, de leur nationalité ou de leur appartenance à un groupe social. » À partir des années 1980, l’Europe met un frein à l’immigration de travail, et le discrédit est jeté sur des migrants « accusés d’être de faux réfugiés et de détourner les procédures d’asile à des fins économiques […]. L’utilisation, aujourd’hui, des termes “migrants” et “réfugiés” s’inscrit dans la continuité de cette logique du soupçon ».

L’arrivée de Syriens en Europe depuis 2011 a ravivé la distinction. Deux maires LR, Yves Nicolin et Damien Meslot, ont soulevé une polémique en acceptant d’accueillir des Syriens… chrétiens. C’était en septembre 2015, en pleine « crise des réfugiés », alors que la chancelière Angela Merkel ouvrait les portes de l’Allemagne et que la photo du petit Aylan mort sur une plage nouait des gorges dans le monde entier. De tout temps il y eut des gens pour offrir gîte et couvert à des personnes en détresse. Ils se sont appelés les « Justes » pendant l’Occupation. Ils participent au Réseau éducation sans frontières (RESF) depuis sa création en 2004, mais aussi à Paris d’exil, ou sont des habitants de Calais ou de la Roya…

Tous ne se reconnaissent pas dans l’appellation « Justes ». Parce qu’ils ne se sentent pas héroïques. « Nous sommes humainement obligés d’agir », dit simplement Pierre-Alain ­Mannoni, chercheur au CNRS poursuivi pour avoir transporté en voiture trois Érythréennes. Ils agissent à titre individuel, mais aussi, et de plus en plus peut-être, au nom d’une institution : une mairie, comme Damien Carême à Grande-Synthe, une église, un théâtre, une librairie, une université, comme Paris-8 [5], ou encore l’assemblée générale des départements, dont le bureau a refusé, le 15 janvier, de contractualiser les pactes financiers proposés par le gouvernement tant qu’aucune réponse ne sera apportée à la prise en charge des mineurs isolés.

En juin 2016, à Barcelone, des maires du monde entier, dont ceux de Paris, Valence ou Lampedusa, ont relancé l’idée de réseau de villes-refuges. « On revient à une idée très ancienne de l’hospitalité, a commenté l’ethno­logue et anthropologue Michel Agier, qui ressurgit au moment où on ne l’attend plus de l’État. » Même dans ces zones « rebelles », l’accueil est loin d’être à la hauteur, si l’on pense au camp de réfugiés ouvert à Paris. Mais l’initiative dit la volonté d’impulser une autre politique. Si les Justes ne sont pas nouveaux, ils se multiplient. Et si le nom les gêne, pas le geste. Car « ce qu’ils font est juste », résume un livre [6] paru en 2017, qui rappelle : « Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France encourt jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende. »

[1] Voir « Ceux qui ont du mal à marcher avec Collomb ».

[2] Les Détricoteuses, Mediapart, 30 janvier.

[3] Migrants et Réfugiés. Réponse aux indécis, aux inquiets et aux réticents, Claire Rodier, La Découverte.

[4] L’Obs, 10 janvier.

[5] Voir le reportage de Maïa Courtois sur Politis.fr.

[6] Ce qu’ils font est juste. Ils mettent la solidarité et l’hospitalité à l’honneur, Don Quichotte.

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