« Crépuscules », de Joël Casséus : Dans le ventre de l’enfer

Avec Crépuscules, le Canadien Joël Casséus emprunte à la fable pour dire l’exclusion.

Anaïs Heluin  • 7 mars 2018 abonné·es
« Crépuscules », de Joël Casséus : Dans le ventre de l’enfer
© Benoît Desgreniers

Dans son ventre, ça bouge. Pourtant, lorsqu’elle arrive avec son mari dans l’étrange territoire imaginé par Joël Casséus dans Crépuscules, personne ne lui manifeste les égards dus aux femmes enceintes. Au contraire, on lui jette des regards méfiants. Haineux, peut-être. Mais, « dans son ventre, ça bouge » – la phrase revient régulièrement en un mantra ambigu, dans lequel une inquiétude sourde se mêle à l’espoir –, alors elle tient. Elle s’installe avec son homme dans un des vieux wagons transformés en logements par un des premiers habitants de ce refuge poussiéreux. Envahi par les machines d’une guerre dont on ne saura rien, sinon qu’elle se poursuit tout autour et semble ne jamais vouloir finir.

Entre la fable et le roman d’anticipation, Joël Casséus déploie autour du ventre de la nouvelle venue une écriture tragique d’une grande force. Une sorte de chant funèbre à plusieurs voix, dont la beauté et le mystère sont le principal horizon de ce récit porté par des personnages sans nom, qui se relaient pour dire leur vie d’exclus. Leur effroi devant la promesse de vie qui perturbe leur résignation. Leurs techniques pour survivre et repousser ce qui vient d’ailleurs. Les nouveaux venus, le patron d’un « dépensier » – cantine et boutique où tous viennent boire leur « chicoclorophyle », qui donne à Crépuscules des airs de Soleil vert (le film d’anticipation de Richard Fleischer) et sa femme ; le bâtisseur du village de wagons, sa compagne et leurs jumeaux, ont beau tous se craindre, ils partagent une même poésie brisée. Un langage aussi bricolé que les objets de leur quotidien, comme arraché du silence.

Très fréquents, les changements de narrateur s’opèrent en catimini. On ne s’en aperçoit souvent qu’au milieu d’un monologue, à la mention d’une douleur utérine ou à une bribe d’histoire passée. Du temps où la joie était possible. D’un fragment à l’autre, les contours nébuleux et les règles du bidonville se dessinent. Complexes, pleins d’interdits et de frontières que révèle l’arrivée de la femme enceinte. « Je pense que l’expérience commune de tous ces crépuscules, comme le sable qui tombe d’un sablier, nous rapprochait dans l’épreuve que nous traversions », dit toutefois cette dernière.

Le catastrophisme de Joël Casséus a ses accalmies et sa douceur, qui accompagne les réfugiés jusque dans leurs accès de désespoir. On pense à Beloved, de Toni Morrison (1987), où une femme esclave sacrifie sa fille pour lui éviter la servilité. Car c’est bien d’une forme d’esclavage qu’il est question dans Crépuscules : celui que subissent tous les marginaux de notre monde.

Crépuscules, Joël Casséus, Le Tripode, 156 p., 16 euros.

Littérature
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