La preuve par le Larzac

Depuis 1981, le causse s’est repeuplé et redécouvert, grâce à de nouveaux arrivants prêts à s’engager au quotidien pour préserver cette aventure agricole et humaine.

Vanina Delmas  • 28 mars 2018 abonné·es
La preuve par le Larzac
photo : Dans son alambic de plein air, Éric Darley distille des huiles essentielles qui serviront à la médecine douce, humaine et animale.
© Vanina Delmas

Le repas est à peine terminé qu’on frappe à la porte. Une fois, deux fois, trois fois… Ce samedi après-midi, c’est jour de réunion de l’équipe du journal militant bimestriel Gardarem lo Larzac chez Chantal et Thomas. En moins d’une minute, la cuisine et la salle de vie de la maison se transforment en atelier de confection. Prendre un journal, le plier en quatre avec soin, coller l’adresse du destinataire, regrouper par départements. Et envoyer le tout aux 1 300 abonnés à travers le monde. La mécanique est bien huilée.

Ce vestige papier de la lutte du Larzac a traversé les années et les combats. En une de ce numéro : Notre-Dame-des-Landes, évidemment. Pour Marizette, Anne-Marie, Michel, Léon et les autres bénévoles, c’est aussi l’occasion de se replonger dans les anecdotes de la lutte des années 1970 et de décrire le nouveau visage du Larzac. « Avant, il n’y avait que des paysans “pur porc” comme moi, coincés dans le système Roquefort. Les gens venant de l’extérieur ont osé faire des choses et ont apporté de nouveaux profils, analyse Léon Maillé, l’un des archivistes de la lutte, entre deux blagues. Aujourd’hui, il y a un vrai brassage culturel et d’idées. Le Larzac continue d’attirer, mais nous affichons complet. » L’antithèse du désert rural.

Un berceau de l’altermondialisme

Le long bras de fer avec l’État et la victoire en 1981 ont laissé des traces dans l’esprit des Larzaciens. « Ils ont organisé des rencontres pour la paix, se sont rendus au Japon pour soutenir les opposants à l’aéroport de Narita, ont offert une parcelle de terre au peuple kanak… Ils appellent cela “le retour de solidarité” », explique l’historien Pierre-Marie Terral.

Dans les années 1990, les luttes deviennent plus offensives, incarnées par José Bové à la Confédération paysanne. Le 12 août 1999, des militants « démontent » le McDo de Millau pour protester contre les surtaxes douanières des États-Unis sur certaines productions, dont le roquefort. Le rassemblement Larzac 2003 est organisé pour s’opposer à l’Organisation mondiale du commerce et affirmer le désir d’une autre mondialisation. Les faucheurs volontaires d’OGM sont nés à ce moment. En 2011, ils se mobilisent contre l’exploitation des gaz de schiste. « Il faut toujours rester vigilant, glisse Julien ­Bernard, paysan du Gaec des Truels. Dans la fromagerie fermière, nous avons gagné des combats pour résister aux industriels, mais, aujourd’hui, les nouvelles normes européennes autour du lait cru nous menacent encore. Et il faut dire que, sur le Larzac, on monte au créneau rapidement. » D’où le surnom mérité de « causse des causes ».

Chantal Alvergnas faisait partie des « squatteurs » du Larzac. Venue prêter main-forte sur le chantier de Cavaillès dès 1979, elle s’est ensuite installée sur le plateau et a travaillé comme bergère avec les éleveurs du coin. Après la victoire, des paysans lui ont proposé la ferme de Saint-Martin-du-Larzac, qui avait été vendue à l’armée. En 1985, elle signait un bail avec la Société civile des terres du Larzac (SCTL), qui garantit encore aujourd’hui la gestion collective du foncier. « Il n’y avait rien dans la ferme : ni eau, ni électricité, ni salle de bains. La priorité était de manger, donc nous avons aménagé la bergerie et eu 160 bêtes dès le départ pour vendre notre lait à la société Roquefort. Nous avons vivoté comme cela jusque dans les années 2000 », raconte Chantal tout en pétrissant la pâte de la tarte aux mûres du goûter. Aujourd’hui, elle est gérante de la SCTL, qui administre toujours les terres que l’État lui a cédées par un bail emphytéotique courant jusqu’en 2083, et veille au grain pour trouver les bons successeurs. Car cet office foncier inédit bannit la notion de propriété privée au profit de baux de carrière : les paysans doivent quitter leur ferme quand vient l’âge de la retraite.

Une nouvelle génération s’implante doucement sur le Causse. Tels les nouveaux habitants des Homs. Marion et Romain ont repris la ferme de Pierre-Yves de Boissieu, qui avait expérimenté la culture de plantes aromatiques et la transformation en pastis. Ces deux ingénieurs agronomes réfléchissaient depuis un moment à leur futur projet. Un seul critère obligatoire : intégrer la transformation de produits et la vente directe. La culture de plantes aromatiques trottait dans un coin de leur tête, mais ni l’un ni l’autre n’osaient y penser. Jusqu’à ce qu’on leur parle de l’appel d’offres pour Les Homs. Après un petit parcours du combattant – dossier de candidature, visite collective, rencontre avec le comité et les prédécesseurs –, le couple décroche le sésame.

« Le système de la SCTL est surprenant au départ, avoue Marion. Mais c’est véritablement un atout pour s’installer : cela nous a évité de racheter les terres et donc de contracter un emprunt. Les banques locales commencent à s’y faire mais restent frileuses, car il n’y a rien à hypothéquer. » Thym, romarin, lavande, origan, rose à parfum, fenouil, angélique, absinthe, camomille, menthe… Toutes les plantes cultivées ou sauvages se transforment en tisane, sel, vinaigre « larzamique », eau-de-vie et apéritif, dont certaines recettes ont été dénichées dans des livres du XIXe siècle. L’été, une nouvelle palette de couleurs s’offre aux yeux des touristes et des vautours qui survolent ce paysage karstique à la végétation rase.

La destination du lait produit dans les bergeries a été l’un des premiers sujets de réflexion. À l’époque, les éleveurs de brebis n’ont pas le choix : ils vendent leur lait à Roquefort. Mais la société instaure des quotas. Des agriculteurs en souffrent et des exploitations sont en péril. « Quand les néoruraux sont arrivés, les installations étaient illégales, donc ils n’avaient pas le droit de s’inscrire dans le système Roquefort. Et, de toute façon, elles étaient considérées comme non rentables », se souvient Léon Maillé. André Parenti, paysan à Saint-Martin-du-Larzac, se lance dans une aventure folle : regrouper des producteurs pour construire une alternative. En 1996, ils donnent naissance à la coopérative Les Bergers du Larzac. « Il y a eu un effet de moralisation de la profession. Les producteurs nous citent en exemple pour notre prix du lait : nous achetons le bio 1,49 euro/litre et le conventionnel 1, 07 euro. » La petite aventure de pionniers a grandi : une trentaine de producteurs y participent désormais. Le succès de cette fromagerie et l’essor des circuits courts reflètent le nouveau dynamisme de la région.

Le hameau des Truels incarne ce mouvement vers l’avenir. Le propriétaire décide de vendre à l’État en 1974. Des militaires s’y installent, mais des militants locaux et des membres de la communauté non-violente de l’Arche viennent occuper les lieux. Parallèlement à la lutte contre l’extension du camp militaire, ils développent l’agriculture grâce à des brebis données par les paysans voisins et fabriquent leurs fromages. « Pendant près de trente ans, la communauté de l’Arche a peu gagné d’argent, car le retour à la terre primait. Mais ses membres ont décidé de développer l’agriculture pour installer des jeunes et partir à la retraite avec un peu d’argent », raconte Julien Bernard, paysan.

Le Gaec (groupement agricole d’exploitation en commun) est créé en 2000 par quatre associés, dont le père de Julien, qui lui propose de devenir le cinquième associé. Après un bac + 4 en environnement et quelque temps dans l’enseignement, Julien passe un brevet professionnel de responsable d’exploitation agricole (BPREA), indispensable pour avoir la capacité agricole « et surtout connaître tous les sigles ! ». Pour justifier les aides de l’État, il doit prouver au comité départemental d’orientation agricole que son projet tient la route. Il suit une formation en fromagerie, développe la fabrication de produits supplémentaires, assure la vente sur un marché… « Avec seulement 15 brebis, j’étais dans les clous ! Ils ont un peu halluciné, car un jeune agriculteur basique qui vend son lait a besoin d’au moins 150 brebis pour cocher les cases. » Aujourd’hui, le Gaec compte toujours cinq associés, même s’ils ont changé au fil du temps, et chacun possède 7 hectares de terres labourables, 20 hectares de pelouse sèche et 10 hectares de forêt. Les milliers de litres de lait donnés par leurs 115 brebis et 25 chèvres sont transformés sur place en cabecou, tomme, pérail, lait caillé, recuite. Les fromages sont vendus à la ferme ou sur les marchés, et le pain au Marché paysan, le magasin de producteurs de Millau.

Si certains demeurent sceptiques concernant les constructions d’habitats légers, l’image de laboratoire foncier, culturel et social se justifie pleinement. À chaque discussion apparaît une nouveauté : la maison d’édition du Larzac, un temple bouddhiste, la compagnie Le Plus Petit Espace possible pour le spectacle vivant, un tourneur sur bois, des potiers, un brasseur, l’éco-camping du Cun, ou encore la librairie de la Jasse… Sans oublier le légendaire marché estival de Montredon. Un inventaire qui ne saurait refléter la myriade d’expérimentations et l’étendue du tissu associatif. Paradoxalement, pour saisir ce qui se construit depuis des décennies au cœur du causse du Larzac, il faut accepter de ne pas tout comprendre d’emblée. Et de se laisser porter par le mouvement, les rencontres, les histoires, le passé et le présent.

Dans l’élan de la victoire de 1981, d’autres outils collectifs ont vu le jour, comme la Cuma (coopérative d’utilisation de matériel agricole en commun), le GIE (groupement d’intérêt économique) des Grands Causses pour la vente directe de la viande ou encore le « Groupe véto », devenu l’Association des vétérinaires et éleveurs millavois (Avem), qui mise sur le partage des savoirs pratiques et théoriques sur les animaux. Plus récemment, l’association La Toile du Larzac s’est créée pour avoir une connexion Internet haut débit grâce à une technique artisanale venue de la Manche : un système d’antennes-relais maille le territoire depuis Millau jusqu’à Montredon.

Dans sa ferme d’Égalières, Éric Darley s’active autour de son alambic de plein air. Le bois de cade tassé dans la cuve, la distillation peut commencer. Dans huit heures, il recueillera l’huile essentielle. Le précieux liquide naturel pourra être utilisé pour le bien-être humain ou animal. En effet, Éric travaille régulièrement avec l’Avem pour développer une médecine alternative pouvant, par exemple, prévenir le stress des bêtes lors du sevrage des petits. « C’est la seule façon d’incarner un contre-pouvoir face aux réglementations en tout genre, qui sont à bout de souffle, glisse cet autodidacte de la distillation. Et cela permet d’entretenir les espaces naturels : en dégageant certaines zones des arbres, l’herbe repousse, les bêtes peuvent y retourner. » Cette gestion pastorale des milieux naturels est également la ligne de conduite de l’association Les Bois du Larzac. Depuis cinq ans, les pins sylvestres sont broyés pour devenir des plaquettes forestières. Le chauffage provient donc d’une économie locale et d’une énergie 100 % renouvelable.

L’esprit combatif fondateur de ce territoire reste profondément ancré chez certains habitants, comme Éric. Des miettes d’antimilitarisme résistent au temps qui passe et devraient électriser les prochaines réunions de la SCTL : les militaires souhaitent acheter des plaquettes de bois à l’association pour chauffer leur camp de La Cavalerie. Un impératif financier pour certains, une « ligne rouge idéologique » pour d’autres. Le Larzac n’est pas une bulle coupée du monde et n’échappe pas à la réalité économique ou sociale. L’école ouverte en 1973 à L’Hôpital-du-Larzac n’a pas résisté à la nouvelle carte scolaire : le seul poste d’instituteur a été supprimé, faute d’effectifs.

Écologie
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