L’héroïne, un mal social et sécuritaire

Trois sociologues étudient pour la première fois cette « catastrophe invisible » qui, en France, frappa durement les quartiers populaires.

Olivier Doubre  • 21 mars 2018 abonné·es
L’héroïne, un mal social et sécuritaire
© Castello-Ferbos/Godong/Photononstop/AFP

Les cinéphiles se souviennent du film états-unien French Connection (1971), de William Friedkin, qui commence à Marseille, avec l’assassinat d’un policier français. Le film traite du fameux trafic d’héroïne entre le sud de la France et New York, la mafia marseillaise abreuvant de « came » en provenance de Turquie et d’Extrême-Orient tous les États-Unis, après l’avoir raffinée dans des laboratoires clandestins de la Côte d’Azur. Une scène montre un chimiste new-yorkais, un brin hippie, testant le produit, arrivé par cargo dans une voiture immatriculée dans les Bouches-du-Rhône, devant les deux acheteurs de la mafia italo-américaine. Le chimiste est catégorique : « Pure à 89 %. La meilleure dope que je n’ai jamais vue ! Vous aurez de quoi vendre pendant deux ans et cela vous rapportera au moins 32 millions de dollars. »

Bien connue aujourd’hui, la fameuse « french connection » va opérer de la fin des années 1950 jusqu’au début des années 1970, quand elle finit par être démantelée par les polices des deux côtés de l’Atlantique – avant que d’autres prennent le relais. C’est en quelque sorte le début de cette « histoire sociale de l’héroïne » en France, contée dans ce gros volume très complet, jusqu’à la diffusion massive de cette drogue dans les marges et les quartiers populaires.

Il a fallu plus de cinq ans pour que les nombreux auteurs de cet ouvrage, dirigés par trois éminents spécialistes de la question des drogues, les Parisiens Anne Coppel (militante à l’origine de la mise en place des produits de substitution aux opiacés, autorisée par Simone Veil au ministère de la Santé en 1994) et Michel Kokoreff (professeur à Paris-8), et le Marseillais Michel Peraldi, parviennent à constituer un véritable panorama de ce « fait social majeur » qu’est cette « catastrophe invisible » : plus de 40 000 décès dus à la consommation d’héroïne entre 1970 et 2000. Ignorée par les autorités mais aussi, trop souvent, par les sciences sociales, cette « hécatombe » (bien supérieure en fait, si l’on ajoute les morts dus à l’hépatite C, aux suicides, et à tous les « arrêts cardiaques » ignorant la consommation de « dope » qui en est la cause) frappa massivement les banlieues et notamment les enfants de l’immigration postcoloniale, la politique étatique de « guerre à la drogue » justifiant l’expérimentation de nouvelles mesures sécuritaires. Ce livre est donc la première encyclopédie française de cette tragédie que « le pouvoir » (comme aurait dit Foucault, très savant en matière de drogues et cité en exergue du volume) a tout fait pour faire ignorer – alors qu’il en était largement responsable, par son refus avant le mitan des années 1990 de mettre en place des mesures de santé publique qui avaient fait leurs preuves depuis longtemps dans de nombreux autres États européens.

La Catastrophe invisible. Histoire sociale de l’héroïne Anne Coppel, Michel Kokoreff & Michel Peraldi (dir.), éd. Amsterdam, 656 p., 24 euros.

Idées
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