Russie : L’oppression civilisée

Le troisième mandat de Vladimir Poutine aura été marqué par une répression d’apparence légale de toute contestation. La frange la plus motivée de la société civile continue pourtant de résister.

Patrick Piro  • 14 mars 2018 abonné·es
Russie : L’oppression civilisée
Le 28 janvier 2018, une manifestante favorable au boycott des élections du 18 mars.
© OLGA MALTSEVA/AFP

Poutine contre abstention : c’est l’affiche véritable de la présidentielle russe du 18 mars. Alexeï Navalny, le plus menaçant des opposants au maître du Kremlin, a été interdit de candidature en raison d’une opportune condamnation pour fraude, qu’il conteste. Le jeune avocat (anticorruption et nationaliste), très influent sur les réseaux sociaux, appelle au boycott du scrutin : un fort taux d’abstention signalerait en creux son influence politique. Pour faire bonne mesure, le pouvoir a fait fermer son blog et emprisonner son frère ainsi que plusieurs de ses soutiens pour réduire le risque de contestation dans la rue avant le vote. « La bataille pour l’abstention est la dernière à mener, constate Anne Le Huérou, maîtresse de conférences à l’Institut des sciences sociales du politique, ne serait-ce que pour tenter de discréditer un trucage trop visible. »

Ainsi culmine le troisième mandat de Vladimir Poutine, marqué par une répression méthodique de la contestation interne – politique, médiatique et citoyenne. Elle démarre dès son retour au Kremlin en mai 2012. À la surprise générale, la société civile russe, qu’on disait résignée, en proie aux difficultés économiques et sociales, s’était réveillée l’année précédente, protestant contre la fraude électorale. Le contrôle et la censure s’accentuent en 2014, quand éclate le conflit avec l’Ukraine (annexion de la Crimée et occupation de l’est du pays), sous couvert d’un patriotisme exacerbé. « C’est une réponse de Poutine à l’érosion de sa popularité, commente Anne Le Huérou, alors qu’une partie du public le voit aspirer à devenir président “à vie”. »

« En six ans, les groupes indépendants du gouvernement ont vu leur espace spectaculairement réduit, constate Rachel Denber, directrice du bureau moscovite de Human Rights Watch (HRW). Critiquer la corruption, promouvoir les droits humains, révéler des vérités gênantes expose à des campagnes de dénigrement et même à la justice, sous le chef d’accusations criminelles. »

La Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) dénonce une activité législative industrieuse au sein du Parlement russe : « En cinq ans, ont été adoptées cinquante lois et amendements destinés à bâillonner toute expression libre et critique, un ensemble cohérent portant sur un large spectre : droits humains, éducation, non-discrimination, histoire, conflits intérieurs… », décrit Sacha Koulaeva, responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale à la FIDH [1]. Et il faut y ajouter des dizaines d’autres encore en discussion – « une production sans équivalent ».

La loi sur les « agents de l’étranger », adoptée en 2012, a particulièrement fait parler d’elle : elle cible toute organisation recevant un soutien financier de l’étranger et menant des activités « politiques » (voir ici). Un cadre suffisamment lâche pour embrasser large. _« Le caractère “politique” de l’activité est laissé à l’appréciation des autorités », commente Françoise Daucé, directrice de recherche au Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (Cercec). Les premières sanctionnées sont les organisations de défense des droits humains ou civiques, ainsi que les ONG : Memorial, le Groupe Helsinki de Moscou, Golos, Agora, HRW, parmi les plus importantes, sont ainsi devenues « agents de l’étranger », ce qui leur impose un contrôle contraignant, confinant au harcèlement.

Le ministère de la Justice a catalogué près de 200 « groupes étrangers ». Certains ont décidé de renoncer aux subsides de l’extérieur, au prix d’une réduction parfois conséquente de leur capacité d’action, les plus petites ont même périclité. Et une trentaine, dont l’association de juristes et d’avocats Agora, ont décidé de fermer de leur propre chef plutôt que de traîner une étiquette infamante : tous les documents et sites d’un « agent de l’étranger » doivent en porter la mention. « Le but est de stigmatiser les critiques (et même simplement les opinions alternatives aux vues du gouvernement) comme étant déloyales, parrainées par des intérêts étrangers œuvrant à affaiblir la Russie, voire traîtresses », commente Rachel Denber. Les groupes visés continuent pourtant de se battre, « mais au prix d’une débauche de moyens juridiques pour se défendre, tout en cherchant à contourner les interdictions », relève Françoise Daucé. Raffinement : le cadre évolue fréquemment, obligeant à des adaptations permanentes. « Les autorités réagissent au coup par coup. Dès que des voix discordantes trouvent une faille, un patch législatif vient la boucher. Certaines lois ont ainsi été amendées plusieurs fois par an », constate la chercheuse, qui décrit comme une « civilité de l’oppression » cette politique coercitive habillée en temps réel d’une apparence légale.

Si la frénésie législative s’est dans un premier temps concentrée sur les groupes dissidents ou « terroristes », elle s’est aussi attachée à imposer une pensée russe « correcte », flattant un patriotisme très partagé au sein de la population. Ainsi, la loi pénalisant la promotion de l’homosexualité, afin de « protéger l’enfance ». Sacha Koulaeva dénonce un procédé récurrent : « La version initiale des textes est outrancière, ce qui suscite des débats et offre aux grands médias l’occasion d’appuyer la position du Kremlin. Les textes sont ensuite adoucis, mais restent potentiellement très répressifs. » Les marges d’interprétation ont permis, par exemple, l’arrestation d’un militant LGBT, au motif qu’un enfant « aurait pu voir » le panneau revendicatif qu’il brandissait. Et un militant pro-Navalny a été emprisonné pour avoir exhibé une reproduction de la parade victorieuse de l’Armée rouge où apparaissait un signe nazi – interdit par la loi…

« Il est interdit de toucher aux symboles incarnant une Russie forte, y compris l’Église orthodoxe !, s’élève Sacha Koulaeva. Et nul besoin de frapper fort : l’État a instauré une stratégie de la peur qui suscite l’auto-censure. » La participation à une manifestation non autorisée peut conduire en prison, de même qu’un clic « j’aime » sur une information non officielle sur l’Ukraine. Un traitement spécifique est réservé aux réseaux sociaux, d’influence grandissante. En dix ans, Agora a recensé 1 500 cas de criminalisation envers des sites et une centaine d’incarcérations.

« Le débat politique est confisqué au nom de l’ordre social et de la stabilité. Mais, si le consensus tient encore chez les plus âgés, qui ont vécu les terribles années 1990, ce n’est pas le cas des jeunes, auprès de qui Navalny est très populaire, relève Françoise Daucé. Si cette présidentielle est verrouillée, tous les scénarios restent possibles pour 2024.

[1] Voir fidh.org, mot-clé Russie

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Russie : Ils osent résister à Poutine
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