Tsiganes : Des photos contre les clichés

Du XIXe siècle à nos jours, le Musée de l’histoire de l’immigration consacre une exposition passionnante aux Gitans, Manouches et Roms. Révélant une longue histoire de discriminations.

Jean-Claude Renard  • 21 mars 2018 abonné·es
Tsiganes : Des photos contre les clichés
© Portraits de groupe réalisés en Roumanie par Eugène Pittard vers 1899-1910. Musée d’ethnographie de Genève, collection Eugène Pittard

Ça a débuté comme ça. Par des images dès les années 1870 et jusqu’à la veille de la Grande Guerre. Deux hommes munis d’une canne surmontée d’un pommeau d’argent, de gros boutons brillants ornant le flanc de leur veste épaisse, face à l’opérateur (inconnu) ; des vanniers au travail, des liseuses de bonne aventure dans le creux de la main, des montreurs d’ours (Labouche Frères éditeurs ou Germaine Chaumel) ; des forgerons et des marchandes d’ustensiles de cuisine, des animateurs de spectacle, commerçants de détails, artisans – de pleines bordées de métiers itinérants devant des photographes renouvelant à l’envi les motifs de l’errance et du vagabondage, renforçant l’imaginaire d’un peuple nomade (Pascal Sébah, Jean-Baptiste Jouve, Hippolyte Müller).

Cependant que les cartes postales abondent, dans la culture du cliché folklorique, on privilégie la roulotte, les tentes, les campements de fortune (Charles Commessy, sur la route de Paris, dans l’Oise ; Eugène Biver, dans l’Essonne ; et une foule d’opérateurs inconnus), les regroupements et les familles nombreuses dominées par une mère entourée de sa marmaille. Certains se spécialisent comme modèles pour des peintres ; d’autres, contre une piécette, acceptent la pose dans un studio improvisé ou à l’extérieur. Guitares, tambours et violons se glissant dans le cadre (Roland Bonaparte), éventails et gestuelles de la danse se combinant pour former une image stéréotypée des corps.

Les Gorgan Au milieu des années 1990, Mathieu Pernot est étudiant à l’École nationale supérieure de la photo­graphie d’Arles. Il croise régulièrement une famille rom installée dans une caravane à la périphérie de la cité, entre la gare de fret et le Rhône. Jusqu’à décider, dans un accord commun, de portraiturer chacun de ses membres. Les parents, Johny et Ninaï Gorgan, puis leurs sept enfants. Des portraits en noir et blanc, inscrits dans une tradition documentaire. Plus de dix ans après, de retour à Arles, le photographe reprend le fil de cette histoire familiale, avec ses destins croisés. En couleur cette fois. Présentée aux Rencontres photographiques d’Arles en 2017, cette série constitue le second volet de l’exposition « Mondes tsiganes ». Foin d’images spectaculaires, de plans larges ou de pittoresque dans ce travail au long cours, mais un objectif qui pique dans la chair des sujets, proche des corps, un face-à-face dans la presque empathie. Sur une vingtaine d’années, ce sont des portraits chargés d’émotion, où les corps éclaboussent le cadre. À ses images fortes Mathieu Pernot ajoute celles prises par la famille Gorgan elle-même durant le temps où il s’est éloigné d’Arles, livrant ainsi la pluralité et la singularité de cette famille, au-delà de l’appartenance communautaire. Une histoire à la fois intime et universelle.
Ici et là, les groupes identifiés comme tsiganes fascinent les photographes (l’anthropologue Eugène Pittard et Jacques-Philippe Potteau, employé au Muséum d’histoire naturelle à Paris, de manière savante, s’en font une spécialité) et chacun de leurs mouvements donne lieu à une profusion d’images. De passage à Angers, en 1909, une famille de chaudronniers, les Ciuron, en costume traditionnel, excite même L’Ouest-Éclair : « Les femmes sont vêtues d’étoffes à ramages et coiffées de mouchoirs de soie de couleurs éclatantes, lit-on dans le journal. Et tous ces gens au teint bronzé sont parés de bijoux de valeur. »

En quelques années, cette famille se trouve à l’origine de plus d’une centaine de photographies. Elle n’est pas la seule. Simples curieux, reporters, photographes amateurs ou professionnels immortalisent le passage des nomades d’un territoire l’autre, occupant les espaces publics de façon saisonnière ou intermittente. En France, comme ailleurs. Outre-Atlantique, Augustus Sherman exige ainsi la pose d’une petite famille à peine débarquée à Ellis Island, entre 1905 et 1914, sourire aux lèvres, habillée de vêtements colorés, des pièces d’or autour du cou.

C’est le premier enseignement de cette vaste exposition que présente aujourd’hui le Musée de l’histoire de l’immigration, à Paris (en deux volets le premier historique, le second plus contemporain, avec le travail de Mathieu Pernot, « Mondes tsiganes. La fabrique des images »), avec plus de huit cents photographies consacrées aux Gitans, Manouches et Roms : l’exotisme assumé des opérateurs, chassant le pittoresque, constituant très tôt un sujet iconique à la fois incontournable et insaisissable. Pour beaucoup, c’est une attraction ; importe peu la mise en scène élaborée. Mais, à s’y plonger de près, « si l’on s’attache à restituer l’histoire de ces images et le contexte de leur prise de vue, observe Adèle Sutre, commissaire de l’exposition avec Ilsen About et Mathieu Pernot, on découvre bien souvent des individus qui ne sont pas prisonniers du regard qui est porté sur eux, mais participent plutôt à son élaboration et en jouent ».

Ça ne va pas s’éterniser. Le début du XXe siècle opère un tournant. Nomadisme, modes de vie et petits métiers aboutissent à un même résultat : l’univers tsigane est étrange. Et tout ce qui est étrange dérange. Vers 1908, relate Ilsen About, « un exercice des Brigades mobiles, à Dijon, montre qu’en France l’arrestation, l’identification et la photographie des Tsiganes se déroulent au grand jour ». Dans une cour, flics en casquette et photographes de la police judiciaire en melon encadrent une famille de bohémiens. « Le portrait n’est pas seulement un instrument de reconnaissance, mais aussi le lieu d’une mise en scène du pouvoir qui s’exerce sur cette catégorie », poursuit Ilsen About. En juillet 1912, une loi instaure un carnet anthropométrique obligatoire pour tous les « nomades » (enfants compris), vus comme une menace pour la société. Il se transmet de génération en génération. « Un soupçon pèse aussi sur leur nationalité, considérée comme étrangère, surtout aux frontières, où l’expulsion devient la règle », relèvent les commissaires d’exposition. Le passage à la photographie des personnes fichées s’inscrit alors dans l’activité routinière des administrations civile et judiciaire. Face et profil pour tous !

Le pire est à venir. Peu imagé. Durant la Première Guerre mondiale, la plupart des familles itinérantes cessent de circuler, les préfectures interdisant le déplacement de tous les ambulants. Entre 1914 et 1919, il existe quelques clichés officiels, notamment saisis par un militaire, de l’internement de « romanichels alsaciens-lorrains » dans un couvent franciscain transformé en camp, à Crest, dans la Drôme. Ils sont alors cent soixante, dont la moitié ont moins de 16 ans, considérés comme « suspects ». Le bâtiment, dégradé, est gardé par des militaires imposant un règlement intérieur sévère. Les romanichels alsaciens-lorrains y resteront bien au-delà de l’armistice. Sur la façade atlantique, seule une image dans un journal rappelle l’internement, en 1914, près de Bordeaux des « enfants bohémiens, russes, gypsies, etc. que l’on s’est efforcé de soigner, d’instruire un peu… et de beaucoup décrasser », comme le raconte un article de Pays de France.

La presse, justement. Tantôt elle se fait le relais de cet exotisme assumé, avec ses projections imaginaires – des femmes séductrices et farouches, des hommes rusés et trompeurs, ou encore des mariages ou des funérailles spectaculaires et des scènes de dévotion lors du pèlerinage des Saintes-Maries-de-la-Mer en l’honneur de sainte Sara, véritable marronnier –, tantôt elle rapporte une prétendue asocialité, une marginalité suscitant la méfiance, une société délinquante et violente. Crimes et vols occupent inlassablement les gros titres (Police magazine, Détective). Toute présence tsigane s’attache ainsi à un nombre infini d’illégalités, terrorisant les campagnes…

Loin des clichés racoleurs de la presse à scandale, dans l’entre-deux-guerres, André Zucca avec ses Études gitanes, des compositions féminines, Jacques-Henri Lartigue à Grenade, François Kollar aux Saintes-Maries-de-la-Mer, André Kertész dans l’encolure de Paris, là où les Tsiganes se sont ajoutés aux plus démunis, Lucien Clergue, archiviste des familles gitanes de la région d’Arles, ou Robert Doisneau, plus tard, à Montreuil, fixant la famille Maximoff proposent un autre éclairage des mondes tsiganes, soulignant la grâce des sujets rencontrés.

La diversité des regards illustre la diversité des communautés. Avant-gardistes ou humanistes, ces photographes font l’exception. Avec des images sonnant comme un temps suspendu. La Seconde Guerre mondiale va relancer la mécanique infernale de l’oppression. Entre 1940 et 1946, près de six mille cinq cents nomades sont internés en France dans une trentaine de camps. Baraques en bois et barbelés. Les Tsiganes subissent un régime rigoureux sous la surveillance des gendarmes français. Beaucoup seront déportés à Auschwitz-Birkenau. En novembre 1940, un ordre allemand impose l’installation de camps structurés, comme à Montreuil-Bellay, près de Saumur, principal camp en zone occupée, fonctionnant jusqu’en 1945. Dans une ancienne poudrière, environ trois mille personnes passeront par ce camp de concentration. L’ordre religieux des Franciscaines missionnaires de Marie se charge sur place de secourir les internés. Comme ailleurs, à Linas-Montlhéry, à Saliers, près d’Arles, à Rivesaltes ou au camp des Alliers, à côté d’Angoulême, très peu de photographies documentent ce drame ; elles proviennent le plus souvent de rapports administratifs ou des rares œuvres caritatives, des religieuses et des infirmières cherchant à témoigner des conditions de vie dans les camps. Images terrifiantes de gosses en guenilles, décharnés, de parents hagards devant l’objectif. Mais ce n’est plus un sujet photographique. Et les images qui demeurent semblent alors rescapées d’une page chiffonnée de l’histoire renvoyée aux oubliettes.

L’après-guerre ne desserre pas l’étau. Les discriminations envers les Tsiganes perdurent. La transformation des villes et des camps incite les pouvoirs publics à la création d’aires de stationnement rudimentaires, tandis que les anciens quartiers tsiganes sont déplacés en périphérie, dans les bidonvilles. En 1969, une loi introduit les livrets de circulation et abolit le carnet anthropométrique instauré six décennies auparavant. « Pour de nombreuses communautés, relèvent les commissaires de l’exposition, ces évolutions restent superficielles et les conditions sociales demeurent difficiles. » Le stationnement dans les communes est toujours conditionné au respect de la loi de 1912. Et chaque jour, quand bien même les caravanes ont remplacé les vieilles roulottes, les nomades se confrontent à des pancartes stigmatisantes. La circulation des familles est ainsi étroitement liée à un jeu d’interdictions, en dépit de territoires parcourus de génération en génération. Dans une histoire jamais figée, un racisme ordinaire toujours perpétué, frappant encore aujourd’hui les communautés tsiganes.

Mondes tsiganes. La fabrique des images, Musée de l’histoire de l’immigration, Paris XIIe, jusqu’au 26 août. Catalogue (remarquable) dirigé par Adèle Sutre, Ilsen About et Mathieu Pernot, Actes Sud, 192 p., 29 euros.

Monde
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