Au Brésil, les sans-toit donnent de la voix

Ils résistent aux expulsions, organisent des occupations et acquièrent de plus en plus de légitimité. Le mouvement des mal-logés pourrait peser lors de la présidentielle d’octobre prochain.

Patrick Piro  • 4 avril 2018 abonné·es
Au Brésil, les sans-toit donnent de la voix
photo : Occupation Povo sem medo, à São Bernardo do Campo : Guilherme Boulos brandit les documents qui permettront la construction de logements pour 5 000 foyers. Patrick Piro

La scène transpire l’indécence. Jonchant cette colline pelée du quartier São Tomé de Paripe, à la périphérie de Salvador, des tiges de bambou, des palmes, des plaques d’aggloméré et des toiles de plastique sont tout ce qu’il reste des baraques de fortune de 450 familles « sans-toit ». La veille, la police militaire a débarqué à l’aube pour tout détruire, molestant les récalcitrants. Sous le regard placide de six policiers, des employés municipaux remplissent une benne à ordures avec les reliquats de ce qui fut l’« occupation Tubarão ».

Graziela de Morães, sur une chaise roulante, raconte que ses trois enfants et elle ont été tirés de leur maison « comme des brigands ». Daisyane da Silva montre ses bras entaillés par le défrichage du terrain. « Ils n’avaient aucun document légal ! »

L’ordre est venu du gouvernorat de Bahia, l’État dont Salvador est la capitale, « pourtant tenu par le Parti des travailleurs [PT, gauche] depuis 2007 », insiste Vito Fonseca, avocat du Mouvement des sans-toit de Bahia (MSTB), devant l’assemblée générale. Tous noirs ou métis, dépouillés, ils ne sont pas partis pour autant. En cercle compact au milieu du chantier de nettoyage, ils crient leur détermination à remonter leurs cabanes. « Nous avons le droit à un habitat digne », scande Vera Guimarães, cheffe de file de l’occupation. La nouvelle occupation s’appellera Quilombo Marielle Franco [1], du nom de la jeune élue noire exécutée à Rio de Janeiro le 14 mars [2], jour même de l’assaut donné par la police militaire.

Le saccage donne à voir toutes les dimensions de la crise de l’habitat urbain, cause d’une tension sociale parmi les plus aiguës du moment au Brésil. La fondation João Pinheiro, institut qui fait autorité, estimait fin 2015 à 7 millions le nombre de familles en mal d’habitation, soit environ 22 millions de Brésiliens – 11 % de la population. Dont 43 % s’entassent chez des proches, 31 % payent un loyer au détriment de leurs dépenses vitales, et le reste vit dans des bicoques en situation très précaire.

Stratégie rodée : s’appuyant sur la Constitution, qui reconnaît à la terre une « fonction sociale », le MSTB organise l’occupation de parcelles « vides », le propriétaire s’exposant à l’expropriation en cas de revendication légitime – projets de mise en culture, de construction d’habitations, etc. C’est le cas pour l’occupation Tubarão, friche industrielle appartenant depuis 2009… à l’État fédéral, et théoriquement affectée à la construction de logements sociaux ! Le MSTB explique ce type de scandale par des conflits d’intérêts ou la collusion avec des investisseurs privés.

Dans le quartier Itacaranha, des panneaux annoncent la construction d’une place et même d’une polyclinique privée sur le terrain Quilombo da Escada, occupé depuis 2016, « alors qu’il existe un centre de santé – fermé – de l’autre côté de la rue », relève l’universitaire Wagner Moreira, l’un des meneurs du MSTB. Là encore, un terrain public destiné à l’habitat populaire. Tactique repérée : la police présente aux habitants un ordre d’expulsion, avec promesse factice d’un relogement s’ils signent. Certains, qui parfois ne savent pas lire, ont accepté. L’usure aidant, il ne reste que 40 familles sur les 430 des débuts, et la pression monte. La semaine précédente, la police a tenté une expulsion pour la troisième fois. « Nous tenons des vigies permanentes. J’ai même renoncé à un travail pour protéger notre quartier, témoigne Antônio Gomes. Mais on tiendra jusqu’au bout, parce que sinon c’est la rue. Nous voulons juste un toit pour nos enfants. »

Le Quilombo Paraíso, près de l’hôpital do Subúrbio, a résisté à huit tentatives d’expulsion. La ténacité a payé : un accord vient d’être signé, autorisant la construction de logements sociaux pour 130 familles, et à leurs conditions. Elles ont rejeté une première proposition prévoyant 700 unités. « Ça sera 200 maximum, pas question de s’entasser ! rétorque Rita Ferreira, à la tête de l’occupation. Nous ne luttons pas que pour quatre murs, mais pour l’accès collectif au territoire et à ses services. Nous voulons construire nos maisons comme nous l’entendons, organiser la vie commune dans le respect de chacun. Bref, style quilombo… La vraie Salvador est ici ! »

Paraíso ne suivra donc pas le parcours classique consistant à s’en remettre au programme fédéral de financement et de construction de logements sociaux « Minha casa, minha vida » (Ma maison, ma vie), mis en place sous l’ère Lula pour les familles pauvres. Ses inconvénients ont atteint un seuil critique dans l’imposant ensemble Bosque das Bromélias, qui loge 2 400 familles : rien n’avait été prévu à proximité pour l’éducation, la santé, le transport et l’administration. Une très médiocre qualité de vie. À bout, face à la violence et au trafic de drogue qui ont fini par s’installer, plusieurs anciens sans-toit ont préféré quitter les immeubles pour repartir à zéro 500 mètres plus loin, avec l’occupation Guerreira Maria Felipa.

« Nous pensions être parvenus au bout du chemin… Peut-être est-ce le début d’un nouveau cycle de lutte », constate Wagner Moreira. Car Guerreira Maria Felipa exige désormais un « pacte social » avec l’État afin que toute solution de logement s’accompagne de l’implantation de services de base pour la population. La construction de maisonnettes en dur va bon train, avec l’aide du MSTB. Un potager collectif est sorti de terre. La justice vient d’octroyer au mouvement la gestion du terrain, ancien entreposage à ciel ouvert de matériel de forage pétrolier.

São Paulo. La capitale économique du pays, monstre urbain de plus de 12 millions d’habitants, concentre 20 % du déficit de logements du pays pour 6 % de sa population. La fondation João Pinheiro évalue à environ 6 millions le nombre de bâtiments vides dans le pays, dont 85 % en condition d’accueillir immédiatement des occupants : de quoi théoriquement résoudre le problème. À São Paulo, ce parc vacant se concentre dans le centre, qui offre aussi la plupart des petits boulots. La mécanique est implacable : le coût d’un transport quotidien depuis les périphéries est hors de portée des plus pauvres, pour des durées de trajet excédant facilement quatre heures par jour. Et les patrons, pour limiter la contribution au transport de leurs employés, préfèrent les embaucher à proximité.

Alors les plus démunis squattent régulièrement dans le centre. Pour en être chassés tout aussi routinièrement. « On compte six à sept expulsions par jour dans la ville », rapporte Rafael Presto, artiste de théâtre, membre du Coletivo das Galochas, très impliqué dans le travail social. « Le maire, João Doria, un entrepreneur de droite qui veut une ville “propre”, a déclaré la guerre aux sans-toit. Avant, on pouvait négocier, aujourd’hui il envoie directement la police. »

La pression est permanente. Carina Holanda, la trentaine, en est à sa huitième occupation : « C’est devenu un mode de vie nomade. Résister, encore résister. Épuisant. Quand on est chassé, il faut tout recommencer. » Réorganiser une occupation, nettoyer, sécuriser, aménager, brancher l’électricité et l’eau, souvent clandestinement… Elle occupe depuis deux ans une pièce dans un petit immeuble du quartier Pinheiro, resté vide depuis 2008. Baptisé occupation Aqualtune, il abrite aujourd’hui près de 80 personnes associées au Front de lutte pour le logement, très actif dans le centre. Pour beaucoup des femmes seules avec enfants, comme son amie Aline, qui doit se débrouiller avec 400 réaux (100 euros) par mois pour en faire vivre sept. Au dernier étage, une grande salle a été transformée en espace culturel. Le Coletivo das Galochas y intervient régulièrement, et le lieu a gagné une petite notoriété auprès des mouvements sociaux qui s’y réunissent régulièrement. « Nous avons déjà mis en échec deux tentatives d’expulsion », signale Carina Holanda. Bras de fer juridique classique : les propriétaires, pour récupérer leur bien, arguent soudain qu’ils ont un projet immobilier, une vente en cours, etc. « Dans ce cas, le propriétaire déclare le besoin de reloger sa maman… Nous, on lui propose un loyer “social”. » La probabilité de l’emporter n’est pas négligeable, juge Rafael Presto. « D’expérience, s’il s’agissait d’un gros propriétaire immobilier, on nous serait tombé dessus avec bien plus de virulence. »

En périphérie, moins densément urbanisée, le Mouvement des travailleurs sans-toit (MTST) systématise les prises de terrain avec une force de frappe très convaincante, une dynamique comparable à celle du Mouvement des sans-terre (MST) brésilien, considéré comme le plus puissant acteur social d’Amérique latine. En 2014, quartier Itaquera, dans la zone est, près de 4 000 personnes engagent l’occupation Copa do Povo [3]. La propriété du terrain a désormais été accordée au MTST, et 2 670 unités d’habitation vont bientôt y être construites. Ce jour-là, la « grande cabane », qui sert de lieu de réunion, reçoit les camarades de Dandara pour la mise à jour de leurs données administratives. Eux aussi ont gagné la bataille du terrain, en septembre 2016, après plus d’un an d’occupation, et le mouvement s’accélère : la construction de 800 habitations débute en mai. Roseane, venue avec son fils, lève les bras. « Je compte les jours, la joie que ça va être ! » Elle n’en pouvait plus de se saigner pour payer un loyer. « Il ne nous restait rien pour manger ! » En juillet 2015, son neveu la décide à se joindre à l’occupation Dandara, qui démarre, et l’aide à y construire sa baraque. Pas d’eau, ni électricité, ni sanitaires, et les mois qui passent. Le jeune homme se décourage : que des discours, dit-il, et puis le terrain est à un autre, la police va tirer… « Moi, je suis restée, et aujourd’hui je vais avoir ma maison, et une vie digne ! » Même lueur d’orgueil dans les yeux de sa copine Juliana. « Je me sentais incapable, j’étais en bas, me voilà en haut ! Mon fils est fier de sa mère, qui s’est battue. » Toutes deux sont intarissables sur les vertus du mouvement – la force du collectif et de la volonté, les débats « sur les choses justes et injustes », la quête « de la justice qui est nôtre »

C’est un peuple invisible que fait surgir la lutte pour le logement, femmes en tête. « Avoir sa propre maison, c’est pour elles une étape fondamentale pour s’en sortir ! », explique Luciana Silva. Devenue coordinatrice du MTST dans la zone est, elle raconte dans les larmes avoir été violée, battue par son conjoint, terrorisée, cloîtrée pendant deux ans chez elle. Elle a repris pied peu à peu grâce à son engagement dans le mouvement depuis 2014. Selon le Groupe technique d’appui, entreprise qui accompagne à São Paulo les processus d’installation des occupations urbaines victorieuses, environ 75 % des femmes participantes ont subi des violences. Au point que le MTST, à l’instigation de Luciana, notamment, a créé l’espace Teresa de Benguela, dans un bâtiment occupé, pour leur proposer des services et des aides spécifiques. « On y réfléchit aussi à la construction d’un féminisme pluriel et populaire, fondé sur un nouveau mode de relations entre femmes et hommes. »

Andrea, Joana, Mel, Ediana, Sandra, Michele… Elles n’étaient « rien » il y a quelques mois encore et se sont proposées un jour pour prendre des responsabilités au sein du MTST sur leurs sites respectifs – Copa do Povo, Dandara, Oziel Alves, Rosa Luxemburg. Ce dimanche 18 mars, elles ont rejoint l’occupation Povo sem medo de São Bernardo do Campo, une municipalité au sud de São Paulo, et s’avancent au micro devant une foule impressionnante aux côtés de Batoré, Dalecio, Cláudio, Joel, ainsi que du chef de file national Guilherme Boulos. C’est jour d’assemblée générale de victoire.

Povo sem medo [4] : une lutte emblématique pour le mouvement, la plus importante occupation urbaine du Brésil à ce jour, jusqu’à 7 000 baraques installées sur un terrain inoccupé depuis trente ans, et sous une forte médiatisation nationale. Après six mois d’un face-à-face très dur avec un maire braqué, Guilherme Boulos peut brandir les documents qui octroient au mouvement quatre terrains pour l’installation définitive de 5 000 familles. Les vagues d’acclamations se succèdent. Visible depuis la tribune, à quelques centaines de mètres, se dresse l’immeuble de la Scania, où une célèbre grève en 1978 a vu émerger un certain Lula, syndicaliste métallo, devenu président de la République de 2003 à 2010. Certains lui voient aujourd’hui un possible successeur en la personne de Guilherme Boulos, à la trajectoire proche et depuis peu candidat à la présidentielle.

À lire aussi >> Guilherme Boulos (Brésil) : « Un projet de gauche pour gagner »

Le rassemblement du jour n’a d’ailleurs rien de simples congratulations, il s’agit bien d’un meeting politique habilement conduit. On célèbre la vertu de la ténacité et de l’union, la légitimité et l’exemplarité de la lutte, la grande marche de 23 kilomètres, le 31 octobre dernier, jusqu’au gouvernorat de l’État de São Paulo, en soutien à Povo sem medo ainsi qu’à l’ensemble du MTST, en plein essor et qui fête ses vingt ans cette année.

« On attendait 1 500 personnes, nous étions déjà 10 000 à 5 heures du matin, j’en ai encore des frissons ! raconte Josué Rocha, coordinateur au niveau national. Alors que les plus démunis traversent un moment de grand désespoir dans ce pays en pleine régression sociale, nous leur montrons que nous ne jouons pas avec leurs rêves et que la lutte peut être victorieuse. » Conquérir une maison, puis des services publics, changer sa vie, et pourquoi pas au-delà ? Vient l’heure d’un serment solennel, répété avec ferveur par la foule : « Je m’engage à ce que chaque Brésilien puisse un jour commémorer sa victoire, comme moi-même aujourd’hui !

[1] Le quilombo désigne une ancienne communauté cachée d’esclaves noirs enfuis. De nombreux pôles de résistance au Brésil s’en réclament dans un processus de réhabilitation culturelle, en leur donnant majoritairement des noms de femmes.

[2] Voir Politis n° 1495.

[3] Coupe du Peuple, en réponse à l’explosion de la spéculation immobilière lors de la Coupe du monde de foot organisée au Brésil en 2014.

[4] « Peuple sans peur », slogan du MTST.

Monde
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