Visite surprise d’élus à la police aux frontières de Menton

Trois élus se sont déplacés à la frontière franco-italienne pour observer les conditions d’accueil des migrants et renforcer les constats des associations de terrain. Reportage.

Vanina Delmas  • 1 avril 2018
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Visite surprise d’élus à la police aux frontières de Menton
© Photos : Vanina Delmas

G are de Menton-Garavan, 6h37. Le premier train en provenance de Vintimille arrive sous les trombes d’eau et les éclairs qui strient l’opacité du ciel bleu nuit. Dans leur uniforme de la même couleur, cinq CRS s’engouffrent dans les wagons à la recherche de migrants dissimulés pour passer la frontière franco-italienne. Ils ressortent quelques minutes plus tard, bredouilles. À chaque train le même scénario, tous les jours.

Samedi 31 mars, l’eurodéputée EELV du Grand Sud-Est, Michèle Rivasi, a fait irruption par surprise dans ce quotidien pour observer les pratiques « d’accueil » des migrants, et visiter le premier étage mystérieux de la petite gare. Depuis l’année dernière, les témoignages d’observateurs locaux et de migrants eux-mêmes indiquaient qu’il servait de lieu d’enfermement. Malgré les tentatives des associations, aucune information n’a pu être obtenue pour définir le rôle de ce mystérieux étage. Les agents acceptent de faire monter Michèle Rivasi, même si c’est « en mauvais état » et surtout le lieu où ils se reposent et vont aux toilettes.

Hier, nous avons attrapé 41 migrants. Nous les avons fait attendre dehors, en rangs d’oignons, pour les emmener à la PAF de Menton. Nous sommes là depuis seulement quinze jours, je ne sais pas si les précédents les faisaient monter dans cette pièce pour les  »stocker ».

La porte verte côté parking n’est pas verrouillée. Des tommettes de l’escalier manquantes, le papier peint du corridor arraché, la lunette des WC cassée… L’endroit est insalubre. Un CRS affirme :

Effectivement, pas de trace de vie. Exceptées onze chaises dans une pièce, deux dans une autre minuscule, et une dans une cuisine apparemment transformée en bureau. Des papiers traînent encore : des feuilles blanches avec des noms et prénoms écrits, des exemplaires de refus d’entrée, un petit guide sur le règlement Dublin… en anglais. Dans une pièce annexe – avec un petit radiateur électrique sous la fenêtre – d’autres documents sont collés au mur, avec des parties surlignées en orange, comme des modes d’emploi, ou des consignes. Sur la « Réquisition à transport réacheminement », la date a été masquée et une note ajoutée au crayon à papier (voir photo) : « Si presse sur place, pas d’embarquement de mineurs dans les trains pour Vintimille. » Des mineurs auraient été – ou seraient – donc renvoyés directement de l’autre côté de la frontière, sans même passer par la PAF ?

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Zone d’attente ou pas ? La visite, cordiale, n’a pas vraiment évacué le flou sur l’utilisation de cet endroit. Plus tard, la commissaire confirmera qu’un arrêté a bien été pris en novembre 2015 pour deux zones d’attente provisoires (la gare de Breil-sur-Roya et celle de Garavan) mais seulement pour la période de la COP21. Les élus n’ont pas pu voir le document, ni celui prouvant que cet arrêté a été abrogé. À 7h44, le troisième train entre en gare : les CRS ressortent d’un wagon avec un jeune homme. Veste à carreaux bleutés, capuche enfoncée sur la tête, il est escorté par cinq agents jusqu’au van gris qui le conduit directement à la PAF.

C’est clairement un centre de rétention qu’on ne nomme pas. L’espace au-dessus des Algeco est grillagé, ceux-ci ressemblent à des boîtes de conserve. Cette nuit, dix-huit migrants ont passé la nuit dans une salle fermée à clef, où il y a quelques bancs, certains ont dormi à même le sol. Il n’y a qu’un seul sanitaire et un point d’eau. Et les mineurs étaient mélangés aux majeurs.

7h15, au poste frontière de Menton. Le sénateur EELV de l’Isère, Guillaume Gontard, a commencé la visite des lieux, rejoint par Michèle Rivasi. Second volet de l’opération surprise des élus. Mais la presse n’est pas autorisée à suivre les parlementaires. C’est pourtant leur droit d’être accompagnés de cinq journalistes dans les centres de rétention et les zones d’attente. Argument du cabinet du ministère de l’Intérieur : ce n’est pas un lieu de privation de liberté. Pourtant, cela y ressemble beaucoup selon les conclusions des élus que rapporte Guillaume Gontard :

Des conditions « d’accueil » contraires à la loi. Les fonctionnaires de police semblent en avoir conscience, au début, puis ils essayent de faire ce qu’ils peuvent avec les moyens et les effectifs qu’ils ont. En collaboration avec la police italienne autant que possible. Celle-ci n’acceptant plus personne entre 19h et 8h du matin, les migrants restent donc dans des Algeco collés aux locaux de la PAF.

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À l’extérieur, le van gris arrive de la gare. L’homme interpellé descend avec les CRS, dont l’un tient le formulaire de refus d’entrée. « Normalement, un refus d’entrée doit être notifié à la personne dans une langue qu’elle comprend et il doit y avoir une étude approfondie de sa situation, de tous les documents qu’elle peut présenter. On doit lui expliquer ses droits, sa situation comme le fait qu’elle peut faire une demande d’asile, qu’elle peut bénéficier d’un jour franc…, explique Émilie Pesselier, chargée de mission à la frontière franco-italienne pour l’Anafé. _On voit bien qu’aucun entretien n’a été fait, que le formulaire a été rempli par les CRS dans le véhicule le temps du trajet donc en dix minutes. » Plus tard dans la journée, à la gare de Garavan, Émilie a observé une scène effarante : des agents remplissant le refus d’entrée directement sur le capot d’une voiture.

8h30, sur le pont Saint-Louis. Les premiers migrants sortent du poste-frontière. Ils récupèrent leurs sacs à dos et partent à pied pour rejoindre l’Italie, de l’autre côté du pont. Ils sont frigorifiés et n’ont rien mangé. Pas même les madeleines que les fonctionnaires de la PAF sont censés leur distribuer. Ibrahima grelotte et a le regard éteint. C’est la seconde fois qu’il est refoulé, il ne comprend pas.

« Je viens de Guinée et je suis en Sicile. Depuis deux ans, j’essaye d’avoir des papiers à l’ambassade de Guinée en Italie, mais ça ne marche pas. Alors j’ai demandé quinze jours de vacances à mon patron pour aller à l’ambassade de Guinée en France », raconte-t-il en montrant son permis de séjour italien valable jusqu’en 2019. Il n’avait donc pas l’intention de retourner en Italie immédiatement. Pourtant, la case « Je veux repartir le plus rapidement possible » est cochée sur son formulaire de refus d’entrée. Mais personne ne lui a demandé. Pas plus qu’à aucun autre.

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J’ai voulu leur dire ce que je voulais mais ils n’ont pas voulu m’écouter. Ils demandent juste le nom, le prénom, la date de naissance et pas ce qu’on veut faire. C’est déjà écrit qu’on veut retourner en Italie.

Les témoignages attestant que cette case est précochée sont nombreux. Aucune possibilité pour eux de faire le point sur leur situation avec les autorités françaises et donc de faire une demande d’asile. Mamadou, originaire du Mali, a essayé de dialoguer avec les agents :

Dans son blouson violet, Mamou aussi a froid, malgré le retour du soleil. Il reste un moment le regard tourné vers la vue magnifique qu’offre Menton, « la perle de la France », selon le panneau d’entrée de la ville. Ce jeune Érythréen de 16 ans montre aussi son papier de refus d’entrée : la date de naissance indique qu’il est né le 26 février 2000 et non 2002. De plus, il est indiqué que les policiers ont communiqué avec lui en langue anglaise, et que c’est une langue qu’il comprend. Or il parle et comprend l’italien, mais pas l’anglais. Dernière observation : le mot « anglaise » est inscrit à la main par dessus « française », tapé à la machine. Assis à une table du café La Grotta, Oscar ne veut rien boire ni rien manger. Originaire de Côte d’Ivoire, il parle français et livre ce qu’il a vécu cette nuit : un policier a déchiré son acte de naissance. Myriam Laïdouni-Denis, conseillère régionale EELV d’Auvergne-Rhône-Alpes, qui participe à cette opération, l’écoute attentivement. « Nous ne pouvons pas rester indifférents à ce genre de situations et cette détresse. En tant qu’élus, c’est notre rôle de venir sur le terrain pour soutenir les associations, pour observer et essayer d’utiliser notre petit pouvoir pour faire changer les choses », déclare-t-elle.

Les irrégularités de cette sorte s’accumulent dans les constats des militants, notamment concernant les mineurs. La modification de la date de naissance en 1er janvier 2000 est monnaie courante pour les transformer en majeur et les refouler à la frontière. Les parlementaires peuvent désormais en témoigner : les agents de la PAF ont changé devant eux l’année de naissance de deux adolescents nés en 2002. « Ces deux jeunes nous ont dit leur âge quand on a discuté avec eux, on a donc vu l’erreur dans le registre et on l’a signalé aux responsables. On a donc sauvé deux mineurs, glisse Michèle Rivasi. Sans compter qu’ils évaluent la minorité au physique, s’ils ont de la barbe ou pas. »

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Une telle procédure implique une notion d’urgence et le non-respect d’une liberté fondamentale. Les observations confirment que des mineurs, donc des personnes vulnérables, sont laissés en déshérence en étant renvoyés en Italie. Et leurs droits à la liberté, à la sécurité et à la protection normalement garantis par les textes internationaux sont bafoués.

Les élus assurent que cette visite n’était pas qu’une visite de courtoisie. « De mon côté, cela me sera très utile quand le projet de loi Asile et immigration arrivera en débat au Sénat au mois de mai », déclare Guillaume Gontard. Parallèlement, ils comptent transformer leurs constats en signalements au Parquet. Sur le plan judiciaire, l’avocate Mireille Damiano veut engager des procédures en référé-liberté :

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