Les petits plats dans les grands soirs

Chef italien étoilé, Massimo Bottura a ouvert un réfectoire gourmand dans la crypte de l’église de la Madeleine, à Paris. Une aventure sociale et culturelle ouverte aux plus démunis.

Jean-Claude Renard  • 3 mai 2018 abonné·es
Les petits plats dans les grands soirs
© photo : Massimo Bottura, ici à l’inauguration du Refettorio Paris, le 15 mars, a été élu meilleur chef du monde en 2016. crédit : PATRICK KOVARIK/AFP

Ce 15 mars au matin, il y a foule dans l’espace voûté tout en longueur sous l’église de la Madeleine, à Paris. Chef italien installé à Modène, à l’Osteria Francescana, triplement étoilé au Michelin, Massimo Bottura vient inaugurer Refettorio Paris, un restaurant solidaire accueillant gratuitement chaque soir de la semaine une centaine de convives : personnes démunies, SDF et migrants envoyés par des associations telles qu’Emmaüs et Aurore.

De l’ordinaire pour repas extraordinaires Au fil des services passés au refettorio milanais, croisant une brigade de chefs internationaux, raconte Massimo Bottura, en introduction à son ouvrage Le Pain est d’or, « j’ai imaginé un livre rassemblant des recettes et des histoires sur les ingrédients que nous avons utilisés, les plats que nous avons servis. Cuisiner, c’est transformer ; la vraie beauté, c’est de voir la valeur de ce qui, à première vue, n’en a pas. Ce que l’on récupère, c’est ce que l’on gagne ». Pavé de riz et chips de bresaola ; soupe de légumes au lait ; boulettes de viande, sauce citron et ratatouille ; pain aux oignons ; chutney de peaux de banane ; glace au lait de chèvre… Livre de rencontres, au-delà des anecdotes, Le Pain est d’or est aussi un livre de recettes, ode à l’imperfection, qui peuvent être réalisées n’importe où, avec peu de moyens, sans matériel sophistiqué. Soit la tradition séculaire de la cucina povera, cette cuisine simple des campagnes « qui appartient à toutes les grands-mères italiennes, selon Massimo, qui ont appris l’art de récupérer tout ce qui est comestible pour nourrir leurs familles ».
Si les lieux abritaient déjà – depuis 1969 – le Foyer de la Madeleine, servant deux cent cinquante repas au déjeuner, on a mis les petits plats dans les grands pour ce refettorio, avec un design exécuté par Ramy Fischler et l’architecte Nicola Delon : tables en bois clair, lumières tamisées. Diverses œuvres signées JR et Prune Nourry composent le décor, la vaisselle Bernardaud habillant les tables. Parce que justement, relève d’emblée le chef, cheveux grisonnants clairsemés, barbe poivre et sel et œil pétillant, « la beauté de la table aide à reconstruire la dignité de ceux qui viennent manger ici, et un bon repas pris dans un environnement esthétique accueillant peut changer une communauté. La beauté ne fait pas la révolution, mais, un jour, la révolution nécessitera de la beauté ».

Son motif est clair : sensibiliser et lutter contre le gaspillage, avec une nourriture livrée par la Banque alimentaire et la grande distribution, cuisinée et servie par des bénévoles. « Ce n’est pas de la charité, prévient Massimo Bottura, dans l’exiguïté des lieux, c’est un projet culturel. Nourrir la planète, ce n’est pas produire plus, c’est combattre le gaspillage. Comment ? Avec la beauté de l’imagination des chefs. » Des chefs précisément invités à venir cuisiner les invendus. Ce même jour, et en grande pompe devant un parterre de journalistes, le casseroleur transalpin est accompagné d’Alain Ducasse et de Yannick Alléno. C’est l’une des originalités du projet de Bottura : impliquer des chefs renommés, « non pour une soupe populaire, mais pour une cuisine de qualité ». Et ce n’est pas nouveau.

En 2013, un débat s’ouvre en Italie dans la perspective de l’Exposition universelle « Milan 2015 », sur le thème « nourrir la ­planète ». À chaque pays de venir tambouiller sous les couleurs de son pavillon. Massimo Bottura est contacté, comme nombre de chefs. Qui pour cuisiner sur place, qui pour monter un restaurant éphémère. Il est flatté, certes. Mais une question se pose : « Je me suis rendu compte que, le reste du temps, personne ne nous consultait, ne nous demandait, à nous les chefs, si nous avions des idées sur la façon de nourrir la planète. » Quand il découvre les chiffres de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), il est effaré : 1,3 milliard de tonnes de nourriture sont jetées chaque année. Très vite germe l’idée de créer un lieu pérenne où de grands chefs pourraient cuisiner les surplus alimentaires, au-delà de l’Exposition universelle, « pour les servir à des personnes dans le besoin ».

L’idée prend forme dans un refettorio, une salle où les moines prennent leurs repas ; refettorio, du latin reficere, signifiant construire, restaurer. En association avec une organisation caritative milanaise, Caritas Ambrosiana, le lieu se fixe dans un quartier paumé de la cité lombarde, au nord de la gare centrale, dans un théâtre des années 1930 abandonné. Massimo Bottura tombe sous le charme des lieux, considérant l’éthique et l’esthétique comme les deux faces d’une même médaille. « La beauté sans bonté n’est pas belle. Et la bonté a besoin de beauté pour faire passer son message. »

Ce premier refettorio se dote de cuisines professionnelles, tandis que diverses sociétés fournissent meubles et éclairages. Des artistes embellissent l’espace, entre fresques et photographies. Pas de comptoir, ni self-service, ni cafeteria, mais un aménagement de restaurant traditionnel. Jonglant avec les surplus alimentaires, le refettorio ouvre ainsi ses portes en mai 2015 aux plus démunis, avec une centaine de couverts servis chaque soir et la collaboration ponctuelle d’une farandole de grands chefs. Ce qui donnera lieu à la publication d’un ouvrage, Le pain est d’or, relatant toutes ces expériences partagées (voir encadré).

« Les actes ont pris le pas sur les mots », se félicite Bottura. Dans la foulée, avec sa femme, Lara, il fonde une association à but non lucratif, Food for Soul, destinée à la création de ­restaurants communautaires et à la lutte contre le gaspillage et l’isolement social. S’ensuit ainsi la création de lieux à Modène, à Rio, à Londres et donc maintenant à Paris. Avec toujours les mêmes ingrédients : rebondir sur les excédents alimentaires, impliquer les chefs, « qui ont une responsabilité sociale importante ». Pour Massimo Bottura, comme pour les autres, loin de leurs zones de confort, il y a là un défi : travailler hors de ses cuisines des produits qui ne sont pas de premier choix, abîmés, flétris, proches de la date de péremption. « On est alors guidé par le génie de la nécessité ! »

L’histoire pourrait débuter comme ça : par une fratrie, dans les années 1960, qui se dispute les restes de pain de la veille. Des restes trempés dans du lait chaud parfumé avec un peu de café. Un frichti appelé zuppa di latte (littéralement, soupe au lait), avec le plaisir de râper directement le pain dans le bol. Si le plat, travaillé et revisité, est devenu un incontournable de la carte du restaurant gastronomique de Massimo Bottura, il répond d’abord à une volonté : ne rien gâcher. Avant de prendre un sens plus profond que la recette elle-même : un hymne à la gloire des recettes oubliées et de tous les ingrédients sous-estimés qui, pourtant, relève-t-il, « jouent un rôle central dans la cuisine italienne. Car je suis un chef italien, et j’ai appris à tirer profit de tout et à ne rien jeter, pas même les miettes, les os ou les croûtes de fromage ».

Lui tient ça de sa grand-mère. Éternelle transmission, ancrée dans une mentalité. ­Imparable même pour cet amateur d’art contemporain, fils de négociant dans le pétrole, quittant les études de droit pour les fourneaux, passant par les cuisines d’Alain Ducasse et de Ferran Adria pour parfaire ses techniques dans son propre établissement, l’Osteria Francescana, au mitan des années 1990. En 2016, celui-ci a été élu meilleur restaurant du monde par le classement Fifty Best.

Bottura aurait pu s’arrêter là, repu sous les lauriers. Mais, « lorsque vous avez tout reçu dans la vie, c’est le moment de rendre ». Ce qui n’étonne pas Olivier Roellinger, venu discrètement cuisiner à la Madeleine le 4 avril dernier, avec ses épices, un gaspacho de fraises tomates, une pulpe de melon safranée, des navets daikon aux épices sur une base d’oignons, et un caramel salé : « Il a toujours été en rupture avec le milieu de la cuisine, seulement reconnu avec ses trois étoiles au Michelin quand il a pris la défense des petits producteurs. Là, il a réussi à développer l’énergie et les fonds qu’il fallait, avec des cuisiniers de renom. C’est bien, mais une goutte d’eau par rapport au travail des bénévoles au quotidien, qui le font sans bruit, dans l’anonymat. Quand on vient à la Madeleine, on ne communique pas ! On ne peut pas faire ça sur le dos de la misère ! »

Au reste, il ne faudrait pas croire que seuls les grands chefs animent le refettorio parisien. Au quotidien, c’est Maxime Bonnabry-Duval, dont le parcours est lui aussi original, versé dans le génie civil avant de se confronter aux fourneaux, qui veille aux arrivages des surplus alimentaires, ravi de servir « des bénéficiaires traités dignement, parfois exigeants, jouant le jeu de vrais clients ». Jusqu’à se faire engueuler parce que le Vendredi saint, avec les moyens du bord, il sert « une viande plutôt qu’un poisson ! » Mais, tous les jours, il mitonne avec ce qu’il a, insufflant de la vie. Exactement ce que voulait Massimo Bottura, qui voit dans la cuisine « un acte d’amour » et envisage maintenant d’ouvrir une adresse similaire à Naples.

Le pain est d’or, Massimo Bottura & friends, Phaidon, 424 p., 39,95 euros