Premier Mai : une main brisée pour avoir manifesté

Témoignage d’un artisan de 60 ans, Pierre Conejero, bastonné par les forces de l’ordre en marge de la manifestation du 1er Mai à Paris.

Quentin Bleuzen  • 23 mai 2018
Partager :
Premier Mai : une main brisée pour avoir manifesté
© Photo : Alain JOCARD / AFP

Face à la banalisation des violences policières en manifestation, nous publions le témoignage de Pierre Conejero, artisan de 60 ans, victime de la matraque des forces de l’ordre en marge du défilé du 1er Mai à Paris. La manifestation, organisée par la CGT, FSU, Solidaires et les fédérations franciliennes de FO, avait été interrompue suite aux affrontements entre le « black bloc » et la police. À ce moment-là, alors qu’il rentre chez lui, rue Buffon, à quelques mètres du MacDonald saccagé par les manifestants, Pierre Conejero subit une « bastonnade » de la police, entraînant au moins deux mois d’arrêt de travail. L’artisan dans le bâtiment a décidé de porter plainte le 30 mai, voici son témoignage :

« Le mardi 1er mai, je rentre d’un week-end en Normandie où je viens de fêter mes 60 ans en famille. 14h15. Il n’est pas trop tard pour la manif du 1er… Une vieille tradition pour moi. C’est un peu ma messe de Minuit. Je m’y rends souvent seul, histoire de ne pas oublier mes origines ouvrières et espagnoles. Je me souviens avec émotion d’un 1er Mai à Grenade. Après s’être rassemblés Plaza Nueva, quelques dizaines d’ouvriers agricoles aux couleurs de leur syndicat, foulard rouge et noir noué au cou… Assis par petits groupes d’amitié, à l’ombre de la cathédrale, se restaurant de pain et de fèves fraîches.

J’arrive à la Bastille vers 15h30. Le cortège syndical fait du surplace. Je fais un petit tour, et décide de rentrer tranquillement chez moi. De profiter du soleil. J’habite près du Jardin des Plantes, en face de la Grande Mosquée de Paris.

Je descends la manif : vendeurs de muguet, de sandwichs, ballons syndicaux, buvettes mobiles, des syndicalistes, des Kurdes, des républicains espagnols avec tambours, des jeunes, des vieux, des familles… le folklore du 1er Mai. Sur le pont d’Austerlitz, j’entends les sirènes de deux camions de pompiers qui se fraient un chemin dans la manif. Nous arriverons ensemble, rue Buffon. Plus haut, sur le boulevard de l’hôpital, je distingue ce qui ressemble à des affrontements. Le MacDo à l’angle de la rue Buffon vient d’être vandalisé. Je décide de quitter la manif et m’engage dans la rue Buffon pour rentrer chez moi. Elle est calme mais bloquée au niveau du n° 11 par un cordon de CRS. Pour ma sécurité, je me rapproche des CRS et j’attends.

© Politis

Au moment où les CRS décident d’avancer, je suis immédiatement à leur contact. Je me retiens fermement à un des barreaux carrés de la grille du Jardin des Plantes pour essayer de me protéger – à la suite d’un grave accident, j’ai une cheville fragile, par conséquent un mauvais équilibre et je ne peux pas courir. Je reçois un coup de matraque sur la base du pouce, qui est pris entre le barreau et la matraque. Sous le choc, l’os se brise en miettes. Hébété, et incrédule, je reste sur place. Les policiers me disent de « dégager ». Je leur réponds, joignant de ma main valide le geste à la parole, que « j’habite juste là, je veux seulement rentrer chez moi ». La réponse ne se fait pas attendre. C’est « no limit » dans la cour de récréation. Une bastonnade en règle : deux coups sur le crâne. Un coup sur l’épaule. Un autre sur la cuisse. Je perds l’équilibre, tombe. Un – ou plusieurs –, me saisissent à bras le corps, mon blouson glisse sur moi et m’est arraché. L’un me tire par ma main broyée, je hurle de douleur pendant plusieurs secondes. Alors, j’entends un ordre mécanique : « ouvrez devant », et je suis violemment projeté en avant.

Je comprends que je suis un ennemi.

Deux gamins viennent me ramasser. J’ai une main broyée, deux entailles sur le crâne, le visage maculé de sang. Aidé de ces jeunes qui sont venus à mon secours, je veux me diriger vers les pompiers qui stationnent toujours devant le MacDo. Mais les CRS nous rabattent dans le Jardin des Plantes qu’ils ont fait ouvrir pour la circonstance.

Nous nous posons sur l’un des premiers bancs du jardin. L’un des gamins a une trousse de secours et commence à m’examiner plus sérieusement que durant notre très court périple.

Un photojournaliste, avec son brassard presse, nous propose d’immortaliser la scène. Un petit vieux assis en bout de banc avec sa détresse, son visage taché de sang, et deux jeunes, très beaux, accroupis devant lui, apportant soin et réconfort, une belle lumière de mai, les frondaisons du Jardin des plantes en arrière-plan, la douceur de ce lieu que j’aime… J’aurais dû lui dire « oui »… Il aurait dû prendre cette photo sans s’inquiéter d’être respectueux de notre tranquillité d’un instant… Un peu plus haut, vingt à trente policiers en civil commencent à se déployer. J’attire l’attention de leur commandant qui évalue rapidement mon état. Il détachera trois fonctionnaires de police qui, une fois revenus sur terre, m’accompagneront aimablement : d’abord à récupérer mon blouson et ensuite aux urgences de la Salpétrière, deux kilomètres à pied plus loin.

En sortant du jardin, avec mes nouveaux anges gardiens, nous dépassons une escouade de CRS qui se rangeaient deux par deux. Manifestement, la récréation était terminée. Résultat de la balade du 1er Mai : une opération, quelques cachetons pour la douleur, ma main de droitier inutilisable pendant plusieurs mois, probablement des séquelles irrémédiables. Je suis artisan indépendant de mon métier – la main comme principal outil de travail … – donc pas d’argent non plus pendant plusieurs mois. Et j’imagine que les deux bons gamins ont fini au violon. Restons positif : la bastonnade au moins était gratuite, elle ! »

Pierre Conejero


En vue d’un dépôt de plainte le 30 mai 2018, M. Conejero demande aux personnes qui ont assisté à cette scène de bien vouloir lui écrire à l’adresse : rueBuffonPremierMai2018@protonmail.com

Police / Justice
Temps de lecture : 5 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…

Violences policières : le combat des familles endeuillées
Enquête 24 octobre 2025 abonné·es

Violences policières : le combat des familles endeuillées

C’est la double peine : les proches d’une victime de violences policières doivent subir à leur tour une violence judiciaire et médiatique quand elles veulent obtenir justice. La sœur d’Adama Traoré et la tante de Souheil El Khalfaoui témoignent de leur lutte dans un climat dénué d’empathie.
Par Kamélia Ouaïssa
À Nanterre, « les grands nous protègent plus que la police »
Reportage 24 octobre 2025 abonné·es

À Nanterre, « les grands nous protègent plus que la police »

À l’espace jeunesse Picasso, au cœur de la cité du même nom, un atelier a donné la parole à des enfants sur leur rapport aux forces de l’ordre. Entre récits personnels et aspirations, leurs témoignages mettent en lumière une relation complexe.
Par Kamélia Ouaïssa
Depuis Zyed et Bouna, la police tue toujours plus
Violences 24 octobre 2025

Depuis Zyed et Bouna, la police tue toujours plus

En 20 ans, le nombre annuel de décès imputables directement ou indirectement aux forces de l’ordre a plus que doublé. Les morts à la suite d’un contrôle ou d’une tentative de contrôle policier représentent un tiers de ce chiffre. Une forte augmentation inquiétante.
Par Ludovic Simbille
Mères des quartiers populaires : « Nous vivons la peur au ventre »
Témoignages 24 octobre 2025 abonné·es

Mères des quartiers populaires : « Nous vivons la peur au ventre »

Présentes, actives, mais trop souvent accusées d’être démissionnaires ou responsables des dérives de leurs enfants, Samira, Fatiha et les autres témoignent ici de leur quotidien, entre surveillance et anxiété face au risque de violences policières.
Par Kamélia Ouaïssa