« Juliana les regarde », d’Evelio Rosero : L’éveil à la violence

Evelio Rosero décrit les coulisses du pouvoir colombien à travers le regard d’une fillette.

Anaïs Heluin  • 26 juin 2018 abonné·es
« Juliana les regarde », d’Evelio Rosero : L’éveil à la violence
© photo : Milcíades Arévalo

Pour son anniversaire, Juliana aurait aimé une « fête de la piscine ». Mais le bassin est vide et aucun rire d’enfant ne résonne dans la belle propriété qu’elle habite avec ses parents. Cette année, elle n’a droit qu’au petit rituel que lui réserve toujours son père, un ministre, pour marquer le passage du temps. Il la hisse jusqu’au plafond. « Il souffle, hulule, coasse, il dit qu’il est un mixeur et que mes jambes sont deux carottes », lit-on dès la première page de Juliana les regarde. La narratrice éponyme du roman d’Evelio Rosero a beau avoir tout juste 10 ans, elle comprend qu’il y a dans ce cérémonial quelque chose de trouble. Elle entame alors une plongée dans un passé récent, où l’éveil à l’amour côtoie la débauche des grands.

Premier roman d’Evelio Rosero, écrit en 1987 mais traduit et publié en français chez Métailié après Les Armées (2008) et Le Carnaval des innocents (2016), Juliana les regarde aborde la situation politique colombienne de manière moins frontale que ces deux autres textes. L’un consacré à la présence des bandes armées dans les campagnes, l’autre à la mémoire des violences commises par Simón Bolívar dans son combat mené pour l’indépendance des colonies espagnoles d’Amérique. Dans sa description de la haute société colombienne, Evelio Rosero mise en effet d’abord sur le drôle de langage qu’il met dans la bouche de sa petite héroïne.

Nourri d’éléments disparates, glanés en partie chez des adultes aux mœurs dissolues, le flux verbal de Juliana saisit d’emblée. Grâce à sa gouaille où la maturité le dispute sans cesse à la candeur, Juliana les regarde se situe au-delà de la morale. Dans une zone de turbulence où, dès lors qu’elle tombe sous le charme de Camila – une fille à peine plus âgée qu’elle mais plus dégourdie –, la noblesse des sentiments est inséparable de la déviance sexuelle, du viol et de la drogue qui entourent et menacent Juliana. Le récit de la rencontre inaugure avec force ce chaos. Elle a lieu le jour de la visite chez Juliana du président de Colombie, dont la voix est « un grognement épais, un bâillement énorme, un rot d’animal préhistorique comme ceux qu’on voit dans l’encyclopédie, qui n’en finissent pas de se réveiller ».

Le monde de Juliana est une ferme des animaux de bric et de broc, dont elle ne peut s’échapper qu’en s’imaginant voiture pétaradante ou avion indifférent aux activités humaines. En s’aventurant aux confins de la folie, là où l’on peut affubler le pire de toutes sortes de déguisements surréalistes.

Juliana les regarde, Evelio Rosero, traduit de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry, Métailié, 144 p., 17 euros.

Littérature
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