« I don’t care », ou le mépris de l’autre

Le message sur la veste de Melania Trump n’est pas un dérapage, mais le cœur d’une idéologie.

Geneviève Azam  • 11 juillet 2018 abonné·es
« I don’t care », ou le mépris de l’autre
© photo : MANDEL NGAN / AFP

La veste exhibée par Melania Trump visitant des enfants de migrants encagés a fait sensation et a suscité des explications allant de la gaffe à des choix douteux de communication : « I really don’t care, do u ? » (« Je m’en fous vraiment, et vous ? »)

Une telle indignation consensuelle masque un fait brutal : le refus du soin (care) n’est pas un dérapage, il est le cœur d’une idéologie inspirée de la vision néolibérale, fondée sur la dissociation et l’isolement, écrit la féministe et altermondialiste américaine Rebecca Solnit (1). Le « je m’en fous » est une autre manière de dire que la société n’existe pas, que chacun est autoentrepreneur et responsable de sa personne, que les liens sont des obstacles à l’épanouissement et à l’efficacité.

Il a fallu plusieurs décennies pour arriver à une telle désinhibition et faire du refus de l’attention à une commune humanité une politique étatique assumée, affichée sur une veste comme un acquiescement satisfait au No future et un retournement de l’alerte punk. À cette occasion, les certitudes viriles et patriarcales, entamées par le mouvement #MeToo, reprennent du service. Le refus de l’attention traduit en effet une haine profonde de la vulnérabilité et un mépris des activités de soin, un rejet des valeurs exprimant le souci des humains et de la Terre, associées à la sensiblerie et à des comportements « efféminés ». Les propos privés des cafés du commerce sont exhibés sur la scène politique.

Melania Trump n’est pas seule. « Le pognon » excessif dédié à l’aide sociale puise à un registre proche : vulgarité, apparence d’une fantaisie de communicant, réalité d’un monde brutal. La dissociation avec les autres et avec la Terre, la mise à distance accélèrent la perte de la réalité concrète et physique du monde, de l’empathie entre les humains et les êtres vivants, elles amputent la sensibilité. C’est une aliénation suprême au réel. Tout devient alors possible dans un monde désincarné où les liens entre causes et effets sont rompus et déniés, un monde d’événements dissociés et venus de nulle part, et par conséquent un monde de l’irresponsabilité comme principe politique. L’image de la finance planétaire et de sa bulle s’accorde à cette croyance en la virtualité du réel, en un monde fictif confondant le sensationnel et le sensible.

Alors c’est bien dans les multiples résistances concrètes, renouvelant le sentiment d’empathie, dans les activités de soin et d’attention, dans les actions désobéissantes qui mettent à nu les responsabilités, que réside l’espoir d’autres mondes. L’espoir n’est pas l’optimisme, comme le désespoir n’est pas le pessimisme : « L’espoir ne réside pas en ce que nous prévoyons : c’est une adhésion à l’inconnaissabilité essentielle du monde, aux échappées par rapport au présent, aux surprises […]. Il n’y a pas d’alternative, sauf de se rendre (2). »

(1) Dernier livre publié en français : Ces hommes qui m’expliquent la vie, traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, éditions de l’Olivier.

(2) Garder l’espoir. Autres histoires, autres possibles, Rebecca Solnit, traduit de l’anglais (États-Unis) par Daniel De Bruycker, Actes Sud.

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