Thierry Illouz : Un avocat pour les défendre tous

Pénaliste, écrivain, auteur de chansons, Thierry Illouz publie une réflexion personnelle autour de la justice. Retour sur une vocation et un parcours marqués par le verbe.

Jean-Claude Renard  • 5 septembre 2018 abonné·es
Thierry Illouz : Un avocat pour les défendre tous
© photo : Philippe Matsas/Opale/Leemage

D émontez-moi cette vieille échelle boiteuse des crimes et des peines, et refaites-la. Refaites votre pénalité, refaites vos codes, refaites vos prisons, refaites vos juges. » L’injonction est signée Victor Hugo. Elle tient le rôle d’exergue dans ce nouveau récit de Thierry Illouz. Surtout, elle donne le ton. Lui qui vit dans la hantise de la transgression, passant des nuits d’angoisse en songeant à ceux qu’on s’apprête à juger et au nom desquels il doit prendre la parole, est avocat pénaliste depuis une trentaine d’années. Trois décennies à défendre « même les monstres ». Ce qui donne le titre à ce texte. Et qui entend répondre à une question souvent posée dès lors qu’on défend un criminel, par l’opinion publique et les médias.

Le cadre se joue ici : dans la limite de la défense quand tombe « le monstre », désigné par le toutim ordinaire. Le monstre, c’est l’autre. Celui qu’on souligne, le réceptacle de ce qu’on rejette, et qu’on ne veut pas être. Or, « il ne s’agit jamais de quelqu’un retranché à l’humanité, prévient Thierry Illouz, débarrassé de sa robe d’avocat, à la terrasse d’un café, bien posément et convaincu. Je ne défends pas les monstres, ni un acte, mais un homme, c’est différent. La question est d’accéder à la réalité d’un acte, non pas de défendre un crime ». Dans son ouvrage, Thierry Illouz apporte un autre éclairage : « Défendre, c’est comprendre ce qui se trouve derrière les gestes, derrière les comportements. […] Comment toute la vie de quelqu’un prépare patiemment le moment terrible du passage à l’acte. Il faudrait du temps, du calme, et pas seulement ce bruit et cette fureur » qu’est une cour d’assises.

C’est l’un des intérêts de ce récit, époustouflante réflexion sur la justice, ou plutôt sur l’injustice de la justice. Réflexion toute personnelle, dans la conviction intime, au pur de l’épure, menée et aboutie au gré d’une longue expérience, au bout des confrontations. Loin de la gloriole et des affaires médiatiques, Thierry Illouz a connu les juges d’instruction, les tribunaux correctionnels, les juges des enfants et de l’application des peines, les prisons, « les lieux sans auréole, les lieux d’une délinquance de fond, de la répétition, de la pauvreté, de l’alcool et de la solitude ». Assez d’espaces clos, asphyxiants, « pleins de découragement, de honte, de racisme, de misère et de drogues », ce « flot continu et délétère » pour expulser maintenant ce cri pigmenté façon Munch.

« Je voudrais défendre autrement, confie l’auteur_. Je voudrais sortir des prétoires, sortir des salles d’audience_ […] et appeler à la clémence, à la considération, appeler à comprendre. Je voudrais qu’on dise ce que vivent les gens. Je voudrais qu’on raconte les immeubles, les caves, les couloirs, qu’on raconte l’argent et le plaisir qui manquent, la reconnaissance qui manque […]. Je voudrais que l’on se soucie des abandonnés. » Vaste chantier ! Vaste affaire pour qui ne croit pas « à la valeur réparatrice des punitions. Je crois même, et chacun le soupçonne intimement bien que le propos frôle le scandaleux, que la prison, les menottes et les qualifications de toutes sortes ne font qu’encourager la délinquance ».

Quelle drôle d’idée alors que d’aller se mêler de justice ?! Avec Henri Leclerc pour mire. D’autant que, pénaliste, dans la mouise picarde de la défaite intime, Thierry Illouz n’a pas choisi l’exercice le plus facile, rarement défendant les victimes, le plus souvent placé aux côtés des « fautifs ». Et de décliner ainsi, dans Même les monstres, cette cosmogonie reposant sur l’âpreté. À 23 ans, il prête serment, sans avoir compris « à quel point le malheur suintait parfois de ces murs familiers », là où il a grandi. D’abord aux audiences « de comparution immédiate », obligé d’examiner un dossier à toute allure, le plaidant dans la foulée, à la chaîne. « Il paraît que la justice est trop lente […] mais, dans ces moments-là, j’ai rêvé de lenteur… » Le jeune avocat trouve un allié : le doute, ce « grain de sable qui contrarierait l’évidence », bien aisé quand on est collé dans un lieu où transpire le soupçon. À sa robe de se retrousser les manches. Il va quand même morfler, trop sensible qu’il est, parce qu’il « ne faut pas être d’accord avec le monde pour choisir le métier fou et désespéré de défendre ». Tout se paye, le bien comme le mal ; le bien, c’est plus cher, forcément.

Né à Sétif en 1961, en Algérie, dans un pays qu’il ignore « et qu’on a quitté pour lui », Thierry Illouz a grandi dans une petite ville. Beauvais, pour la citer. « Nous étions ce que l’on appelait des “rapatriés”. Mes parents avaient été traités dans l’urgence, le sommaire et le provisoire, au milieu des populations fragiles », dans les creux « de lieux tristes et négligés », méconnaissant encore « ces règles attachées aux migrations qui acculent au ghetto ». S’il s’efforce de piger l’histoire qui le précède, il doit se livrer « à une reconstitution, comme on le fait pour une scène de crime ». De quoi, in fine, se construire dans le regret, faisant de son corps « un véhicule de nostalgie », de quoi négocier avec aussi.

Thierry Illouz ne le sait pas encore, mais tout son travail deviendra un déchiffrement de son histoire, une histoire qui rejoint ceux qu’il a eu à défendre, partageant « la question d’origine, de l’exil et de l’identité ». Une construction dans les pattes d’une grand-mère tellement chouette, Tita, dont il fallait « comprendre les enseignements dans ses silences », portant en elle « tous les vertiges d’une fiction », faisant de l’imparfait son terrain de jeu, et entre une mère institutrice, enveloppante, et un père policier, un « père-loi » bourru devant l’incartade, en transe d’inquiétude et de sévérité devant les torts et travers. Cela crée pour moins que ça d’infinies compassions pour les franchisseurs de limites. Illouz aura tôt redouté « les effets de la loi, de l’erreur, de l’égarement », tôt compris la faiblesse. Alors, il a commencé à défendre.

Mais pas seulement. Parce que, nourri des lectures puisées dans la bibliothèque municipale, fouinant dans le département jeunesse comme on fouille une malle, brinquebalé dans les récits illustrés de Jules Verne et de Victor Hugo, grugeant en filou des cités pour avoir accès au rayon adulte, Thierry Illouz, dans l’écoute extrême, le besoin d’exprimer, mû par la parole, sans doute noué par des encombrements, entretient un rapport particulier à la langue, au verbe. Entretenir n’est peut-être pas le bon verbe. Lien viscéral ? Trop galvaudé. Le bonhomme, depuis longtemps, cultive un jardin dans les tringles des mots, une liaison décente et indécente avec l’oralité, l’écriture. « Dans l’oralité, on n’est jamais seul, commente-t-il, dans l’écriture, c’est autre chose. On implique, on est dans un rapport à l’autre, on questionne, on interpelle. Et on ne défend l’autre qu’en prenant la parole. »

À quasi 40 ans, il publie son premier roman, L’Ombre allongée (2001), un texte sur la mort de son père (faut bien commencer par tuer le paternel). Deux ans plus tard, il imagine, dans l’universelle vacherie de la Grande Guerre, une histoire d’amour dans la violence des corps, l’affrontement, la désillusion et le mal (Quand un soldat). Dans la foulée, interprété par Charles Berling au festival d’Avignon, J’ai tout, soliloque atrabilaire et démoniaque, balance le discours d’un personnage engoncé dans un capharnaüm mental et social.

D’autres récits et romans vont suivre (notamment La Nuit commencera, en 2014). Et parallèlement des chansons. Pour Enzo Enzo (« Blanche »), Eddy Mitchell (« Paloma dort »), Art Mengo (« Le Pianiste », « Je me suis réveillé fragile ») ou encore Juliette Gréco (« La Passerelle », « Je n’ai jamais été »)… Et, comme s’il fallait ajouter une mise en scène à ce rapport à la langue, Thierry Illouz multiplie les pièces de théâtre. En 2010, fort de son accès à la flicaille, il jette sur les planches l’enlèvement d’un policier, Corps de police, écrit avant les émeutes de 2005, terrifiant travail sur le mal-être en banlieue. En 2011, il endosse la robe sur scène pour interpréter un texte articulé autour de la figure du monstre, au Rond-Point, à Paris, court texte-confession, celui-là même qui demeure la genèse de Même les monstres, et repris alors par François Morel. En 2012, il écrit pour le grand comédien Yves Heck une autre pièce encore, Les Invités. Cinglante, noire, ironique et drôle (il y a sûrement du Thomas Bernhard chez Thierry Illouz), figure dingo du comédien qui s’apprête à recevoir.

« En termes d’écriture et de sens, relève Yves Heck, Les Invités est un millefeuille aux couches infinies. Une chose en cache une autre. C’est tellement riche ! Illouz n’hésite pas, par exemple, à répéter certains mots pour mieux les faire entendre. Tout en restant compréhensible, accessible et complexe. Il nous mène dans un chemin, on croit savoir où l’on est, mais déjà on est ailleurs… Il se passe toujours quelque chose, dans l’émotion et le vivant. À vrai dire, c’est à son image, d’un texte à l’autre. C’est un intellectuel brillant qui conduit un discours d’une grande intégrité, ancré dans l’humain et l’émotion. » C’est aussi le contraire d’un super-héros, d’un costaud. « C’est un auteur qui a horreur de se mettre en avant, poursuit Yves Heck_. Loin de l’autofiction qui se pratique tant aujourd’hui »._

En vérité, Thierry Illouz n’a jamais cessé de se mettre dans l’inconfort, traînant une malédiction de timidité qui, bien souvent, l’empêche de respirer. Même dix années d’escrime, dix années de fleuret, cette dialectique particulière inscrite dans la joute oratoire, n’ont pas suffi à renvoyer ce bougre d’âne à se porter vers l’attaque. Non. Thierry Illouz a choisi la défense. Avec une élégance suprême. Jusqu’au bout.

Même les monstres de Thierry Illouz, L’Iconoclaste, 106 pages, 13 euros.

Société Police / Justice
Temps de lecture : 9 minutes

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