Brésil : Une démocratie au bord du gouffre

C’est un pays fracturé qui surgira dimanche d’une présidentielle promise au fasciste Bolsonaro, après une campagne irrationnelle.

Patrick Piro  • 24 octobre 2018 abonné·es
Brésil : Une démocratie au bord du gouffre
© photo : 2 000 personnes se sont rassemblées samedi 20 octobre place Stalingrad, à Paris, contre Bolsonaro et pour sauver la démocratie au Brésil.crédit : Patrick Piro

Ils ont jeté cette semaine leurs dernières forces dans la bataille, envahi les rues de toutes les grandes villes du Brésil par centaines de milliers pour crier « EleNão ! » (« Pas lui ! »). Ce mot d’ordre, lancé il y a deux mois par un mouvement spontané de femmes, est devenu le slogan de ralliement de tous les anti-Bolsonaro, comme un hoquet de nausée pour rejeter le spectre d’une victoire au second tour de la présidentielle du candidat d’extrême droite, le 28 octobre prochain.

Sauve qui peut la démocratie

Samedi dernier, pur hasard, Erika Campelo croise dans le métro parisien Ciro Gomes. Candidat à la présidentielle, il a recueilli 12,5 % des voix au premier tour. De gauche, s’il a vite dit « Ele Não », il a été critiqué pour n’avoir pas ajouté « pour Haddad », et raillé pour être parti en voyage dans la foulée, quand un Guilherme Boulos, leader du Mouvement des sans-toits qui a fini avec 1 % des voix, bat les estrades pour Haddad.

La militante d’Autres Brésil, association très active sur les terrains culturel et citoyen, prie Gomes de venir le lendemain intervenir lors d’un rassemblement parisien « contre Bolsonaro ». Gomes décline, « fatigué ». Mais plus sûrement brisé dans son ego, lui qui pensait son heure arrivée, s’étant en vain offert de prendre la tête d’un front de gauche qui aurait esquivé la stigmatisation dont le PT est la cible.

Ce dernier a préféré faire le pari que l’aura de Lula, très haut dans les sondages avant d’être interdit de candidature, rejaillirait suffisamment sur son suppléant Haddad pour le porter au second tour, et donc l’emporter, au vu du taux de rejet qui plombait Bolsonaro, selon les sondages. Le temps de voir cet « optimisme » balayé, il était bien tard à gauche, syndicats et mouvements citoyens compris, pour brandir l’urgence d’un front républicain « pour sauver la démocratie et contre la barbarie »…

Député fédéral installé au Congrès depuis 28 ans, Jair Bolsonaro n’en était pas moins politiquement insignifiant il y a deux ans seulement. Candidat sous l’étiquette du petit Parti social-libéral (PSL), il stagnait à 7 % dans les sondages avant de décoller mi-2017, et surtout depuis juin dernier, bondissant de 20 % des intentions à 35 % la veille du premier tour, dont il arrivera finalement largement en tête, le 7 octobre, avec 46 % des voix. Autoproclamé « anti-système », déjouant tous les pronostics et très investi sur les réseaux sociaux, il a un temps été qualifié de « Trump tropical » en raison de sa trajectoire de campagne. Mais la comparaison s’arrête là : le président états-unien fait figure de personnalité fréquentable à côté d’un Bolsonaro ouvertement misogyne, raciste, homophobe, méprisant les Noirs, les Indiens et les pauvres, adepte de la violence et de la libéralisation des armes, du « droit de tuer » en réaction à une agression violente, ex-parachutiste nostalgique de la dictature militaire, laudateur de la torture et prêt à prendre toutes les libertés avec les institutions démocratiques du pays.

Et les masses qui se pressent derrière les panonceaux #EleNão, bien qu’ayant nettement grossi ces derniers jours, semblent un vain barrage face au stupéfiant phénomène Bolsonaro dans ce Brésil encore loué il y a quelques années pour les progrès sociaux enregistrés sous l’ère Lula. Il était encore donné battu par ses cinq principaux opposants dans la course présidentielle il y a un mois à peine. Une semaine avant le second tour, les instituts les plus fiables le donnaient vainqueur avec 59 % des voix, reléguant son rival de gauche Fernando Haddad (Parti des travailleurs, PT) à 41 %. Dans un pays où il n’est pourtant pas rare d’assister au déploiement de fortes dynamiques électorales sur de courtes durées, la présidentielle 2018 est un cas d’espèce, dissolvant les analyses politiques aussi rapidement qu’elles étaient publiées.

Ainsi début septembre prévalait encore, dans les études sur l’électorat de Bolsonaro, le profil type dominant de l’homme blanc, aux revenus moyens ou élevés, d’un niveau d’études supérieur et vivant dans les régions au sud et au sud-est du pays, les plus riches et les plus urbanisées avec des mégapoles comme São Paulo et Rio de Janeiro. Se dessinait la configuration d’un vote de classe, certes exacerbé par la personnalité du favori, néanmoins traditionnel au Brésil : Haddad dominait dans le Nordeste, terre d’origine de Lula, fidèle à l’ex-président (2003-2011) dont l’action a fait reculer notablement la pauvreté et la faim dans cette région déshéritée entre toutes au Brésil.

Or le bond spectaculaire de Bolsonaro dans les derniers jours précédant le premier tour est principalement à mettre au compte d’un ralliement massif d’une autre catégorie, celle des populations des banlieues défavorisées, intentions multipliées par deux ou trois à l’heure de mettre un bulletin dans l’urne ! Comme bien des observateurs, l’historienne Armelle Enders, spécialiste du Brésil contemporain à l’université Paris-8, n’en revient pas. « En rassemblant sur son nom ces deux électorats, Bolsonaro a en quelque sorte comblé la fracture sociale du pays ! »

L’influence des évangélistes, particulièrement coercitifs et conservateurs, « est déterminante au sein de ces populations », souligne Maud Chirio, historienne spécialiste du Brésil et des droites en Amérique latine (université Paris-Est Marne-la-Vallée). Ces Églises, auxquelles adhère un tiers de la population brésilienne, ont même décidé lors de cette présidentielle de faire front commun et ouvertement campagne pour le « seul » porteur de leurs valeurs. Non pas l’écologiste Marina Silva, pourtant évangéliste affichée, trop progressiste sur les questions sociétales, protectrice de l’Amazonie et de ses peuples, mais l’aubaine Bolsonaro, opposé à l’avortement, à la légalisation des drogues et à la « théorie du genre », défenseur de la famille traditionnelle, de l’économie libérale et de l’école libre. Le dimanche du premier tour, dans les églises, les prédicateurs évangélistes ont fait chanter le « 17 », numéro du bulletin Bolsonaro.

L’émergence du phénomène remonte à juin 2013, selon plusieurs observateurs. De grandes manifestations, organisées contre le coût des transports ou la corruption, mobilisent des millions de personnes, particulièrement dans les classes moyennes conservatrices. La gauche, au pouvoir depuis dix ans sous la gouverne du Parti des travailleurs, rate alors l’occasion de se refaire une santé dans l’opinion, déplore le sociologue Cândido Grzybowski, de l’équipe de direction de l’Institut brésilien d’analyses sociales et économiques (Ibase, Rio). « Alors que le pays investissait des milliards pour accueillir la Coupe du monde de football, les gens demandaient des écoles et des hôpitaux décents. Le gouvernement de Dilma Rousseff (PT) s’est crispé et n’a rien fait. C’est dans la lignée de l’erreur historique du parti, Lula en tête, qui a certes promu des réformes importantes, mais qui s’est refusé à s’attaquer aux causes structurelles des inégalités et des injustices au Brésil. »

Droite revancharde

La popularité de la présidente s’effondre alors, « point de départ d’une campagne menée par la droite pour la reconquête du pouvoir », analyse Maud Chirio. Mais Rousseff est réélue de justesse en 2014. Fait unique depuis le retour de la démocratie en 1985, son adversaire Aécio Neves, candidat du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB, centre-droit), l’opposant traditionnel du PT, refuse de reconnaître sa défaite. Cette droite revancharde fomente dans la foulée ce qui aboutira en 2016 à la destitution de Rousseff par le Congrès – que l’ensemble de la gauche qualifie de « coup d’État parlementaire », tant les motifs invoqués sont fallacieux (une entourloupe budgétaire courante). « Le PSDB et les grands médias, tous tenus par de puissants intérêts conservateurs, dont les évangélistes, ont joué un jeu très risqué, alimentant une criminalisation du PT pour assouvir un désir de revanche politique, accuse Cândido Grzybowski. Car, dans le même temps, des mouvements proches du Tea Party états-unien ont pris le relais du mécontentement populaire contre la crise économique, la corruption, la violence. »

L’embellie économique des années Lula semble à des années-lumière : un tiers de la population active, soit 30 millions de personnes, est aujourd’hui au chômage (10 millions) ou sous-employée (20 millions). Exploitant avec une indéniable partialité l’énorme scandale « Lava jato », une affaire de pots-de-vin organisée autour de Petrobrás, le pétrolier national, le secteur judiciaire a contribué de manière décisive à bâtir une réputation de grand corrupteur au PT, ciblant outrancièrement ses cadres et ses proches. Avec, pour trophée majeur, l’incarcération de Lula, sur des bases très douteuses. Sérgio Moro, le juge proche du PSDB qui l’a orchestrée, est devenu un héros de l’extrême droite. Avant de s’attaquer à Fernando Haddad, à peine désigné pour le PT pour prendre la relève de Lula, empêché de concourir à la présidence… Quant à la violence, elle n’a pas baissé d’intensité. L’an dernier, on a dénombré 60 000 homicides au Brésil.

L’extrême droite n’avait jusqu’alors jamais représenté de menace politique. Mais à partir de 2014 bourgeonnent des ramifications très radicales, groupuscules qui présentent sur Internet le PT comme le bras local d’une internationale révolutionnaire à éradiquer du continent latino-américain, analyse Maud Chirio. « D’un côté, la grande campagne de la droite classique dénigre un PT corrompu et inefficace ; de l’autre, les réseaux d’extrême droite lui accolent l’image d’un parti communiste et immoral, promoteur d’une décadence des mœurs par sa défense du droit des femmes, des minorités sexuelles, etc. Sur fond de crise, ces deux discours se sont renforcés, indépendamment, produisant un récit anti-PT extrêmement puissant et articulé, influençant même au-delà du Brésil. »

Des textes grinçants circulent. Dans l’influente Folha de São Paulo, le chroniqueur Antonio Prata met en scène, sous le titre de « trouble obsessionnel compulsif », un personnage qui, à n’importe quelle interpellation, y compris l’éloge de la torture par Bolsonaro, répond « tout plutôt que l’escroquerie du PT ».

Ces manipulations opportunistes ont aussi eu pour conséquence de cristalliser une véritable catharsis, qui en catalyse les effets. Cândido Grzybowski stigmatise une société brésilienne n’ayant jamais complètement digéré les trois siècles d’esclavagisme qui ont présidé à la naissance d’une nation restée très inégalitaire. « Comment justifier que 80 % de la dépense publique, à Rio, soit consacrée aux quartiers aisés, qui regroupent 20 % de la population seulement ? » Une frange des classes moyennes et hautes n’a pas supporté que la gauche accorde des droits sociaux aux employées de maison, engage des médecins cubains pour intervenir dans les zones défavorisées où les praticiens brésiliens refusent de se rendre, ouvre des quotas permettant aux enfants des quartiers pauvres (métis ou noirs donc) d’accéder à l’université. « Avant, il était très mal vu de s’exprimer ouvertement sur ces sujets. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, cette puissante minorité blanche sort du placard », constate Maud Chirio.

Plus bas instincts

Une population qui s’apprête à voter Bolsonaro sans état d’âme. Car, à la conjonction de ces forces libérées, le tsunami Bolsonaro a balayé la droite classique, submergée par des scandales de corruption qui ont mis fin à ses espoirs de tirer les marrons du feu après la destitution de Rousseff. Geraldo Alckmin, candidat du PSDB, a échoué à moins de 5 % au premier tour de la présidentielle. Et son parti, incapable d’adopter une position unique, entre détestation du PT et rejet du spectre fasciste, « est sur le point d’imploser », prédit Cândido Grzybowski.

Atomisant le paysage politique, ce « dégagisme » a même basculé dans l’irrationnel ces dernières semaines, dans un Brésil « agité par la haine de lui-même », perçoit Armelle Enders. Devant la marche triomphale de Bolsonaro, certains se sentent autorisés à donner libre cours à leurs plus bas instincts. Des policiers incarcèrent pendant 48 heures deux étudiants qui distribuaient des tracts pro-Haddad, « parce que la dictature est revenue ». Une agence d’investigation journalistique a relevé une cinquantaine d’agressions physiques motivées par la haine électorale en trois semaines. Des hommes gravent une croix gammée sur le ventre d’une jeune fille parce qu’elle portait un T-shirt #EleNão. Un vieux maître de capoeira est poignardé à mort parce qu’il défendait Haddad. La violence verbale des partisans de Bolsonaro atteint des proportions inédites. Les menaces de mort sont courantes. Et le candidat d’extrême droite se dédouane de toute responsabilité, renvoyant ses accusateurs à la tentative d’assassinat dont il a été victime début septembre (de la part d’un déséquilibré).

Le PT, ennemi intérieur, cause de tous les maux : l’emprise de cette légende électorale semble même la seule explication plausible au vote des classes populaires urbaines, qui auraient pourtant de quoi se sentir explicitement visées par les sombres lubies de celui que ses plus fervents soutiens ont surnommé « Bolsomito » – « Bolsonaro-le-mythe ». Rodrigo Amorim, qui se présentait à la députation sous son étiquette, a arraché pendant sa campagne électorale une plaque posée en hommage à Marielle Franco, assassinée en mars dernier en raison de sa condition d’élue noire d’une favela de Rio, défenseuse des personnes LGBT. Commentaire d’Amorim : « C’est fini, toute cette merde, maintenant c’est Bolsonaro. » Il a été triomphalement élu.

Libéralisme radical

Lutte contre la corruption et contre l’insécurité : le fer de lance du « programme » de l’ex-parachutiste, par ailleurs très flou, semble suffire à un électorat précaire excédé par la persistance de sa condition, et qui semble réduire la pensée nauséabonde de Bolsonaro à de simples excès de langage (1). « Il se dit anti-élites et proche du peuple, il n’en est rien, démonte Armelle Enders. Pas la moindre mesure sociale à offrir, il est de fait allié aux forces dominantes. » Confessant ouvertement son incompétence économique, il s’en remet à son conseiller Paulo Guedes, un pur « Chicago boy » biberonné au libéralisme le plus radical, ce qui lui a rallié une bonne partie du milieu entrepreneurial. La Bourse de São Paulo a bondi de six points au lendemain du premier tour. Guedes promet des privatisations, une fiscalité débridée, des coupes dans les budgets sociaux, déjà massacrés par le gouvernement intérimaire de Temer (MDB, centre-droit) qui a remplacé Rousseff.

L’affaire est-elle entendue ? Le politologue uruguayen Andrés Malamud a trouvé une formule : « Le paradoxe brésilien, c’est élire un vrai fasciste en croyant qu’il n’est que d’opérette, par peur d’un faux communiste qu’ils croient authentique. » L’espoir de voir Haddad l’emporter sur le fil est très mince, tant les ressorts de cette élection semblent hors d’atteinte de cet intellectuel de gauche modérée à l’honnête parcours (il a laissé un bon souvenir à la tête de la mairie de São Paulo). Les derniers sondages signalaient une petite réduction de l’écart avec son adversaire. Mais son espoir le plus solide réside peut-être dans cette révélation de la Folha de São Paulo : des entreprises soutenant Bolsonaro auraient financé l’envoi par la messagerie instantanée WhatsApp, massivement répandue au Brésil, de millions de messages mensongers dénigrant Haddad et le PT. Un cas flagrant de violation de la loi électorale. Saisie, la justice aura-t-elle le cran de prendre une décision qui bloquerait la noire machine à quelques heures du but ? Bolsonaro a déjà averti qu’il considérerait toute autre issue que sa victoire comme une spoliation. La menace du candidat fasciste, fort de sa popularité, n’est pas à prendre à la légère dans un pays où la peur a déjà gagné la partie.

(1) voir Politis n° 1520, 27 septembre 2018.

Monde
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