En Catalogne, la rue s’impatiente

Un an après le référendum réprimé, les partisans de l’indépendance sont frustrés du blocage de la situation. Mais, face à Madrid, les leaders catalans sont divisés sur la stratégie.

Daryl Ramadier  • 10 octobre 2018 abonné·es
En Catalogne, la rue s’impatiente
photo : Manifestation indépendantiste lors de la « Diada », la fête nationale de la Catalogne, le 11 septembre. LLUIS GENE/AFP

N i oubli ni pardon. » Un an après leur référendum, plusieurs centaines de milliers d’indépendantistes catalans sont retournés exprimer colère et convictions dans les rues de Barcelone. Assis sur la place Sant Jaume devant le siège du gouvernement régional, Arnau se remémore son 1er octobre 2017. « Nous protégions les bureaux électoraux, nous voulions voter. Simplement voter. Mais ils sont arrivés, nous ont frappés et… » Sa voix se met à trembler. La création d’une république catalane, ce trentenaire barcelonais y croyait. Son « ils » désigne les membres de la Guardia Civil, la police espagnole, intervenus pour empêcher un scrutin jugé illégal par le Tribunal constitutionnel. Un millier de blessés ont été recensés. Les fines lunettes de soleil d’Arnau cachent des yeux embués de larmes. « Excusez-moi, je n’arrive pas à l’expliquer, reprend-il péniblement. C’est trop difficile. »

Ce jour-là, quelque chose a basculé. « Avant, des négociations se limitant au renforcement de l’autonomie de la Catalogne auraient pu être envisagées. Depuis le 1er octobre, ce n’est plus possible. Ce sera l’indépendance. Un cap a été franchi », explique l’entrepreneuse Sònia Galtié, membre de la gauche catalane. Les mois passent, la détermination semble intacte. Chaque semaine, des rassemblements de quelques centaines à quelques milliers de personnes se tiennent un peu partout en Catalogne. Ils étaient un million, le 11 septembre, à défiler pour la Diada (fête nationale) sous le slogan « Faisons la République ». Le 1er octobre, les manifestations se sont succédé toute la journée. Aux coups de midi, des dizaines de milliers d’étudiants étaient réunis place de l’Université, à Barcelone. Impressionné par l’affluence, un Français se réjouit : « Dans vingt ans ils seront toujours là, et ils feront de la politique. Madrid est dans la merde ! » Quelques heures plus tard, près de 200 000 personnes emboîtaient le pas aux étudiants.

« Indépendance », « Liberté pour les prisonniers politiques », « Les rues seront toujours à nous »: à chaque rassemblement, les mêmes slogans envahissent les rues. Depuis peu, est venu s’ajouter « A por ellos, oé » – que l’on pourrait traduire par « On va les avoir ». L’an dernier, ce cri était lancé par ceux qui voulaient inciter la Guardia Civil à intervenir contre le référendum. Le reprendre est « une manière de montrer avec ironie que nous n’oublions pas ! Et que nous n’avons pas peur », assure Alex, sourire complice aux lèvres, devant le QG barcelonais de la police. De prochains rassemblements sont déjà prévus, dans une séquence que la presse qualifie d’« automne brûlant ». Et où les défenseurs de l’unité de l’Espagne comptent également donner de la voix.

Brûlant, l’automne le sera aussi pour l’exécutif catalan. Dans la rue, l’impatience gronde contre les dirigeants. Neuf mois après l’élection d’un Parlement à majorité indépendantiste, les militants ne voient pas de changement. Le président de la Generalitat, Quim Torra, a beau appeler à entretenir « l’esprit du 1er octobre 2017 », ses envolées lyriques ne masquent plus l’absence de feuille de route. « Il est élu depuis quelques mois, et le cœur de son programme, l’indépendance, est refusé par l’État », le défend Felipe. « On nous demande de nous mobiliser, et après ? interroge Arnau. Nous voulons l’application des résultats de nos votes. » « Mais pacifiquement. Toujours pacifiquement ! » précise sa compagne, Laura. Le 1er octobre, des sifflets ont accompagné le discours de Torra devant les portes du Parlement catalan. « Le peuple décide, le gouvernement obéit », lui a rappelé une foule bruyante. Symbole de cet agacement : dans les cortèges se multiplient les pancartes demandant « désobéissance ou démission ».

Ces derniers mois, les rues catalanes sont le théâtre de la « guerre des rubans jaunes ». Poursuivis par la justice espagnole, plusieurs leaders indépendantistes (politiques et associatifs), accusés de rébellion et de malversations, sont en détention provisoire ou en exil. En signe de soutien, des milliers de rubans jaunes sont portés au col, accrochés aux lampadaires, tagués sur les murs. Le livre de la journaliste Maria Xinxó, qui donne « 100 raisons de porter [ce] symbole de la liberté », est en devanture de nombreuses librairies. Des rubans souvent recouverts ou arrachés par les « unionistes », qui militent pour le maintien de la Catalogne en Espagne. « Ils s’approprient l’espace public et c’est nous qu’on traite de fascistes ? Il y en a même accrochés sur les bâtiments de la mairie et du gouvernement ! On n’en peut plus ! » explose Anna. L’agitation s’est intensifiée lorsque Inés Arrimadas et Albert Rivera, figures du parti Ciudadanos, se sont prêtés au jeu du « nettoyage » devant les caméras.

Un autre moment d’exaspération a eu lieu le 29 septembre à Barcelone, où une manifestation pro-police entendait notamment rendre hommage à la Guardia Civil, intervenue fin 2017. En réaction, des indépendantistes ont occupé la place Sant Jaume, où devaient se réunir les participants. « Nous sommes pour la liberté d’expression. Mais faire ça devant le siège de notre gouvernement, à deux jours du 1er octobre, c’est une provocation », argue Felipe, du mouvement Campement pour la liberté. Le rassemblement s’est finalement tenu place de Catalogne, protégé par les forces de l’ordre. Mais des échauffourées n’ont pu être évitées. En début d’après-midi, des charges contre des indépendantistes (une minorité étant venue en découdre avec les « unionistes ») ont fait quelques dizaines de blessés.

La même scène s’est répétée le 1er octobre, devant le Parlement. Un groupe qui tentait d’entrer dans le bâtiment a été évacué à coups de matraque. « Ces manifestants ne nous représentent pas : nous sommes des gens pacifiques ! », clame un cadre de l’Assemblée nationale catalane (ANC), une organisation indépendantiste. Cependant, les avis divergent. Car, à la différence de l’an dernier, les charges provenaient de la police catalane. Plusieurs Comités pour la défense de la République (CDR) en appellent au départ de Quim Torra.

Au Parlement catalan, l’unité des partis qui portent l’indépendantisme est fragile. Faut-il privilégier l’affrontement avec l’État ou accepter de négocier, quitte à devoir patienter ? « Ils sont divisés sur la méthode, mais pas sur le but », assurent la plupart des militants interrogés. La Gauche républicaine de Catalogne (ERC), marquée par l’emprisonnement de ses dirigeants, a choisi sa stratégie : obtenir une majorité plus large pour forcer l’Espagne à accepter un référendum. « Si un indépendantiste naïf croit qu’il peut imposer l’indépendance aux 50 % de Catalans qui ne la veulent pas, il se trompe », a lancé le porte-parole Joan Tardà. L’autre grande force sécessionniste, le Parti démocrate européen catalan (PDeCAT), est plus divisée entre modération et passage en force. Certains électeurs se sentent déboussolés. « Je me sens moins indépendantiste qu’il y a quelque mois, glisse discrètement Juan, étudiant en science politique. J’y crois toujours, mais mon regard est différent. »

À Madrid, le socialiste Pedro Sánchez avait promis de renouer le dialogue avec la Catalogne. Les conditions de son accession au pouvoir l’y obligent : pour faire chuter la droite de Mariano Rajoy, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) a eu besoin du soutien des députés indépendantistes. Sánchez a donc fait des gestes conciliants : transfert des prisonniers dans des établissements catalans, réouverture de la commission bilatérale État-Catalogne, etc. Mais le nœud du problème est inchangé : toute consultation sur l’indépendance est refusée. Sur la place Sant Jaume, Mariana rigole lorsqu’on lui demande si elle préfère Sánchez à Rajoy. Elle ne pardonne pas aux socialistes leur soutien à l’application de l’article 155 de la Constitution, qui a fait chuter le gouvernement catalan en 2017. « Avec Sánchez c’est plus calme, mais il n’acceptera jamais l’indépendance, assure-t-elle. C’est pourquoi nous sommes prêts à la désobéissance. » Au lendemain du 1er octobre, Quim Torra, pressé par la rue, a lancé un ultimatum à l’Espagne : un mois pour trouver un accord sur un référendum d’autodétermination. Dans le cas contraire, les indépendantistes menacent de retirer leur soutien au gouvernement espagnol – même si, là encore, les députés des différents partis ne sont pas d’accord.

Prévu en 2019, le procès des dirigeants indépendantistes sera déterminant. Plusieurs cadres du PSOE se sont prononcés en faveur de leur libération. La déléguée de l’exécutif espagnol en Catalogne, Teresa Cunillera, évoque même l’idée d’une grâce. En cas de condamnation, Quim Torra promet une mobilisation permanente. Il devra mesurer ses mots ou agir avec cohérence : les événements des derniers jours montrent que les militants indépendantistes sont prêts à le prendre au mot. Et qu’ils l’attendront au tournant.

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