« Gilets jaunes » : Un air de Poujade

En 1953 naissait une révolte fiscale qui a fini en groupe d’extrême droite. En 2018, les Wauquiez, Dupont-Aignan et Le Pen essaient de récupérer les gilets jaunes, mais ces derniers résistent.

Michel Soudais  • 14 novembre 2018 abonné·es
« Gilets jaunes » : Un air de Poujade
© photo : En 1953, Pierre Poujade défendait les petits commerçants et artisans contre les contrôles fiscaux.crédit : RENE JARLAND/INP/AFP

Simple expression d’une exaspération ou mouvement durable ? Contre la hausse des taxes sur le carburant, les appels au blocage des routes et des autoroutes se multiplient depuis quelques semaines aux quatre coins de la France. Des dizaines d’événements et de groupes ont été créés sur les réseaux sociaux afin d’organiser ces rassemblements le 17 novembre. Ce succès de la mobilisation des gilets jaunes – signe de ralliement et code couleur de cette colère –, qui reste à vérifier sur les routes le jour J, a surpris syndicats et partis politiques. D’autant que plusieurs initiatives parallèles (pétition, chanson, événement Facebook, vidéos…) ne permettent pas de cerner avec précision l’origine de cette fronde sans leader ni véritable encadrement qui, en coagulant les mécontentements, tend à dépasser son objet initial pour exprimer un ras-le-bol général.

Par plusieurs aspects, le mouvement des gilets jaunes rappelle la jacquerie des bonnets rouges bretons qui, il y a cinq ans, avait fait reculer le gouvernement. Les deux ont en commun le rejet d’une mesure fiscale et le recours aux réseaux sociaux pour mobiliser. Mais les bonnets rouges, en fédérant contre l’écotaxe, infligée aux poids lourds, les mécontentements d’une région en crise, par-delà les intérêts divergents des transporteurs, des patrons de l’agroalimentaire et des ouvriers licenciés, avaient une forte dimension régionaliste que l’on ne retrouve pas dans le mouvement des gilets jaunes. Ce dernier, né d’initiatives citoyennes, se veut apolitique ; en réaction aux soutiens trop empressés de Marine Le Pen, de Nicolas Dupont-Aignan ou de Laurent Wauquiez, il récuse toute récupération. Comme, à ses débuts, le mouvement Poujade, avec lequel la comparaison est plus éclairante.

À l’origine, ce qu’on a appelé le poujadisme était une simple révolte locale de petits boutiquiers contre la pression fiscale et les méthodes des inspecteurs des impôts. Son histoire commence le 22 juillet 1953 en terre républicaine à Saint-Céré (Lot) quand Pierre Poujade, modeste papetier récemment élu au conseil municipal sous l’étiquette RPF du parti gaulliste, apprend d’un autre conseiller, communiste et ancien chef des FTP du lieu, l’arrivée le lendemain des contrôleurs du fisc chez trente commerçants et artisans de leur ville. Ils créent aussitôt un comité de résistance, portent Poujade à sa tête et vont tenir tête aux contrôleurs dans la boutique de leur première victime. Avec succès : l’administration recule.

Cette révolte va prendre racine. Le 29 juillet, Poujade fait voter à l’unanimité au conseil municipal une motion de solidarité aux commerçants et artisans « persécutés ». Son comité, qui prend pour mot d’ordre « s’unir ou disparaître », se vit comme « l’armée des braves gens en marche ». Une armée toujours prompte à répondre à l’appel d’un épicier menacé, gagnant au passage de nouvelles recrues pour son mouvement, l’Union de défense des commerçants et artisans, qu’il présente comme étant apolitique : « Nous, de l’UDCA, nous ne sommes pas des politiciens, déclarait-il en 1954, nous sommes pour le beefsteak, peu nous importe qu’il soit communiste ou royaliste. »

La révolte antifiscale initiale se double toutefois d’antiparlementarisme après l’adoption en août 1954 d’une loi réprimant d’emprisonnement toute opposition à un contrôle fiscal. En 1955, l’UDCA se lance dans l’arène politique. Sans doctrine cohérente, sur une ligne d’opposition systématique, elle affiche un discours nationaliste, volontiers xénophobe et antisémite, et envoie à l’Assemblée nationale, en janvier 1956, 52 élus qui n’ont fait que promettre de se battre « contre les trusts apatrides et le gang des charognards ».

Dans la mémoire collective, cet atterrissage politique à l’extrême droite de l’hémicycle a fait oublier que, durant ses deux premières années, le mouvement de Pierre Poujade a mobilisé dans un combat passéiste la France rurale des laissés-pour-compte d’une croissance toute neuve. La France de ceux qui « se débattent bruyamment avec les gestes désordonnés de gens qui se noient », notait André Siegfried (1), pionnier de la sociologie électorale. Cette dimension sociologique, qui avait la sympathie des communistes – le PCF ne lâchera les poujadistes qu’à l’automne 1955 –, se retrouve dans le mouvement des gilets jaunes, qui fédère des actifs modestes (chauffeurs routiers, travailleurs du bâtiment, employés, vendeurs…), principalement sur les territoires de cette « France périphérique » des petites villes et des banlieues de l’étalement urbain, éloignée des centres de décision et de production culturelle, et qui se sent abandonnée. Négliger ou mépriser le désarroi, voire la détresse sociale, que révèle ce mouvement n’aboutirait qu’à le pousser un peu plus dans les bras de ceux qui s’activent déjà à le récupérer.

(1) De la IVe à la Ve République, Grasset, 1958, p. 235.

Idées Économie
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