L’hospitalité, un « devoir sacré »

L’anthropologue Michel Agier mène une réflexion philosophique passionnante sur l’accueil, à l’heure des migrations massives.

Olivier Doubre  • 28 novembre 2018 abonné·es
L’hospitalité, un « devoir sacré »
© 160 000 personnes manifestent pour l’accueil des migrants, le 18 février 2017, à Barcelone. Josep Lago/AFP

Accueillir un étranger ne va pas de soi. Les réactions de refus ou de mépris sont malheureusement souvent plus immédiates et fréquentes que celles de la porte ouverte. Pourtant, certains les ouvrent, leurs portes, avec le peu qu’ils ont, tel Cédric Herrou, désormais célèbre pour son accueil inconditionnel de migrants dans sa ferme de la vallée de la Roya. Acteur exemplaire de ce que Platon avait appelé un « devoir sacré que l’on ne peut enfreindre sans s’exposer à la punition des dieux ». Si ces « Justes (1) » sont relativement nombreux, ils n’agissent pas sans risques, puisque l’État avait fait un délit de « l’aide, directe ou indirecte, au séjour irrégulier », passible de cinq ans de prison. Pourtant, les habitants de la Roya, du petit village de Barcelonnette (Alpes-de-Haute-Provence), de certaines vallées basques, de Calais et de ses environs ou de la porte de la Chapelle, à Paris, ont franchi le pas. Et le 18 février 2017 plus de 160 000 personnes ont manifesté à Barcelone derrière leur maire, Ada Colau, en faveur de l’accueil des migrants et des réfugiés.

Anthropologue et directeur d’études à l’EHESS, Michel Agier travaille autour des questions migratoires depuis longtemps, avec des travaux sur la « condition cosmopolite » ou les camps de réfugiés. Dans cet essai incisif, il interroge en profondeur la notion d’hospitalité, dans une approche à la fois politique, historique et philosophique. L’auteur décrypte ainsi les modalités et les conséquences de « cette façon d’entrer en politique par la petite porte de chez soi qu’on ouvre ». Sans dissimuler le fait que ces actes exemplaires, que la plupart de leurs auteurs – « rarement seuls » car s’appuyant souvent sur des associations – considèrent comme un devoir, ne sont souvent qu’une « goutte d’eau dans l’océan de l’errance globale ». Non sans devoir également affronter des « courses-poursuites avec la police, des jeux de cache-cache avec des voisins moins accueillants et éventuellement “dénonciateurs” ».

Les gestes contemporains d’hospitalité volontaires, individuels ou collectifs, sont donc loin de la tradition philosophique et anthropologique louée depuis l’Antiquité en tant que devoir. Pourtant, souligne Michel Agier, ils en constituent un évident prolongement pratique, rappelant le mot de Kant, pour qui l’étranger a « le droit de ne pas être traité en ennemi ». Pour ce faire, l’anthropologue nous inviter à « penser l’étranger », puisque de toute façon « l’expérience multiple des migrants est appelée à durer et la condition à s’étendre ». Car penser cet étranger, « cet outsider » ou « cet alien », nous dit Michel Agier, s’il vient « déranger » nos imaginaires nationaux, c’est d’abord penser notre propre place dans ce monde où nous sommes sans doute « appelés à devenir étrangers plus souvent ». Et où il faudra certainement « inventer une citoyenneté nomade pour tous ».

(1) Lire le numéro que Politis avait consacré à ces « nouveaux Justes » (n° 1489, 8 février 2018).

L’Étranger qui vient. Repenser l’hospitalité Michel Agier, Seuil, 156 pages, 17 euros.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

François Sarano : « Il y a une vraie lueur d’espoir pour les océans si on s’en donne les moyens »
Entretien 9 juin 2025 abonné·es

François Sarano : « Il y a une vraie lueur d’espoir pour les océans si on s’en donne les moyens »

L’océanographe et plongeur professionnel ne se lasse pas de raconter les écosystèmes marins qu’il a côtoyés dans les années 1980 et qu’il a vu se dégrader au fil des années. Il plaide pour une reconnaissance des droits des espèces invisibles qui façonnent l’équilibre du monde, alors que s’ouvre ce 9 juin à Nice la Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc).
Par Vanina Delmas
L’insurrection douce, vivre sans l’État
Idées 4 juin 2025 abonné·es

L’insurrection douce, vivre sans l’État

Collectifs de vie, coopératives agricoles, expériences solidaires… Les initiatives se multiplient pour mener sa vie de façon autonome, à l’écart du système capitaliste. Juliette Duquesne est partie à leur rencontre.
Par François Rulier
Isabelle Cambourakis : « On ne pourra plus revenir à une édition sans publications féministes »
Entretien 4 juin 2025 abonné·es

Isabelle Cambourakis : « On ne pourra plus revenir à une édition sans publications féministes »

Il y a dix ans, les éditions Cambourakis créaient la collection « Sorcières » pour donner une place aux textes féministes, écologistes, anticapitalistes écrits dans les années 1970 et 1980. Retour sur cette décennie d’effervescence intellectuelle et militante avec la directrice de cette collection.
Par Vanina Delmas
« Si ArcelorMittal tombe, c’est l’ensemble de l’industrie française qui tombe »
Entretien 27 mai 2025 abonné·es

« Si ArcelorMittal tombe, c’est l’ensemble de l’industrie française qui tombe »

Alors qu’ArcelorMittal a annoncé un vaste plan de suppressions de postes, la CGT a décidé d’entamer une « guerre » pour préserver les emplois et éviter le départ du producteur d’acier de l’Hexagone. Reynald Quaegebeur et Gaëtan Lecocq, deux élus du premier syndicat de l’entreprise, appellent les politiques à envisager sérieusement une nationalisation.
Par Pierre Jequier-Zalc