Gilets jaunes : des femmes enfin visibles

L’historienne Michelle Zancarini-Fournel analyse la continuité de l’implication féminine dans les mouvements sociaux, jusqu’aux gilets jaunes.

Olivier Doubre  • 19 décembre 2018 abonné·es
Gilets jaunes : des femmes enfin visibles
© photo : ALAIN PITTON / NURPHOTO

Michelle Zancarini-Fournel a consacré la plupart de ses recherches à l’histoire des mouvements sociaux et des femmes (1). Elle a notamment été l’une des pionnières en France du mouvement pour une « histoire populaire (2) » initié aux États-Unis par Howard Zinn. Elle analyse ici les caractéristiques du mouvement des gilets jaunes, en particulier la présence massive de femmes en son sein.

On voit beaucoup de femmes en gilet jaune sur les ronds-points. Ont-elles un poids particulier dans ce mouvement ? Est-ce d’ailleurs vraiment une nouveauté de voir beaucoup de femmes dans un mouvement contestataire ?

Michelle Zancarini-Fournel : Il faut d’abord rappeler que c’est quasiment une constante : chaque fois qu’il y a des femmes dans un mouvement populaire, on dit que c’est une des premières fois qu’elles participent ! Or, dès les révoltes frumentaires au XVIIe siècle, par exemple, et plus encore durant la Révolution française, ce sont très souvent elles qui les ont déclenchés. Mais on ne les voyait pas, ou on ne voulait pas les voir ! Surtout les historiens, ou alors rarement.

Il y a en outre une tradition qui veut que ce soient les femmes qui s’occupent des problèmes du quotidien. Au XIXe siècle, on disait que « la mère de famille est le ministre des Finances de la famille » ; c’est elle qui est en charge de gérer le budget du foyer, de prendre en charge les dépenses, de « faire bouillir la marmite », avec la paie de l’homme ou non…

Nous sommes aujourd’hui dans un contexte tout à fait particulier, avec un mouvement mondial d’expression publique des femmes extrêmement important, aux États-Unis avec la suite de #metoo, en Argentine pour le droit à l’avortement, au Chili ou en Espagne contre les violences sexuelles et sexistes, en France également avec #balancetonporc…

Par ailleurs, une des premières revendications des gilets jaunes (même si le panel s’est ­beaucoup élargi depuis) concernait le pouvoir d’achat, à travers le prix des carburants. Or, avec l’augmentation du nombre de divorces, il y a de plus en plus de ménages monoparentaux – c’est-à-dire, dans l’immense majorité des cas, des femmes qui se retrouvent à élever leurs enfants avec un seul salaire. Enfin, l’instauration du travail à temps partiel, il y a près de quarante ans, a concerné majoritairement des femmes, qui arrivent aujourd’hui à la retraite avec de toutes petites pensions. Tout cela constitue une conjonction qui explique, selon moi, la forte présence de femmes avec des gilets jaunes sur les ronds-points. Cela apparaît aussi dans les micro-trottoirs des médias, où l’on entend beaucoup de voix féminines.

Pensez-vous que cette forte présence féminine, même si elle n’est pas nouvelle dans les mouvements sociaux, modifie sensiblement le contenu de ces revendications populaires ?

Tous ceux qui décrivent ce mouvement après s’être rendus sur place, des journalistes aux sociologues, notent des situations très spécifiques et souvent différentes pour chaque rond-point. Je ne suis pas sûre du tout que l’on puisse dégager des généralités sur une modification du sens ou du contenu de ce mouvement en raison d’une importante présence féminine. Peut-être cela change-t-il les formes d’organisation du quotidien ? Il est sans doute un peu tôt pour le dire…

Un des derniers grands mouvements sociaux en France, celui de 1995, mené par les salariés de la SNCF et de la RATP, est resté dans les mémoires comme très masculin…

C’est parce que tout le monde a oublié la grande manifestation du 25 novembre 1995, au tout début du mouvement, où il y avait plus de 30 000 femmes dans la rue en défense du droit à l’avortement (3). Et personne n’en parle d’ailleurs, ou presque, en 1995 ! On a réduit ce mouvement à la seule grève de la SNCF. Mais je crois que les mouvements sociaux sont toujours plus complexes et multiformes qu’on ne le croit et qu’ensuite il n’en reste que certaines images.

Il faut aussi se souvenir, comme l’a rappelé Fanny Gallot dans Le Monde du 11 décembre, qu’il y a eu, ces dernières années, toute une série de luttes dans le monde du travail animées par des femmes. Que ce soient les infirmières ou les salariées du nettoyage, qui ont mené des luttes extrêmement fortes et – ce n’est pas si fréquent de nos jours – pour un certain nombre victorieuses ! Cela a été le cas dans les grands hôtels, avec des femmes de couleur, notamment, qui ne sont pas souvent impliquées au départ dans des organisations syndicales (même si elles peuvent se syndiquer par la suite). Il y a donc une grande diversité dans les mouvements sociaux, avec des femmes en nombre, qu’on remarque finalement peu.

On constate le refus des gilets jaunes d’être représentés par des porte-parole, des leaders. L’expliquez-vous par cette forte présence de femmes, qui seraient méfiantes parce que le choix de représentants aboutit généralement à l’élection d’hommes ?

Je ne pense pas. Je crois que cela fait partie des nouvelles formes de protestation politique et de démocratie collective – qui ne datent pas des gilets jaunes –, que l’on a pu voir dans le mouvement des places, en France ou ailleurs, notamment à Nuit debout. Ce sont des mouvements qui ne veulent pas, qui ne reconnaissent pas de leaders, de chefs. Je crois que l’on est dans des formes d’organisation qui, en ce XXIe siècle, tranchent avec les formes traditionnelles qui étaient celles du XXe siècle. Ce qui me frappe, au-delà de la présence importante de femmes, c’est la diversité des participants et, en particulier, leur caractère intergénérationnel. Il est assez peu fréquent de voir dans un mouvement social à la fois des jeunes et des retraités. Je remarque aussi (et cela me fait penser à Mai 68) une grande joie, une sorte de plaisir à être ensemble, à échanger, à discuter, y compris si l’on n’est pas d’accord. Enfin, je note une extrême dénonciation, parfois même haineuse, du président de la République. J’ai été frappée par les déclarations d’une femme sur un rond-point qui prenait violemment à partie le « roi Macron ».

Michelle Zancarini-Fournel est professeure émérite d’histoire contemporaine à l’université Lyon-I.

(1) Notamment Histoire des femmes en France (XIXe-XXe siècles), PUR, 2005, et Luttes de femmes. 100 ans d’affiches féministes (avec Bibia Pavard), Les Échappés, 2013.

(2) Lire Les Luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France, de 1685 à nos jours, La Découverte/Zones, 2016.

(3) À rapprocher des marches contre les violences sexistes et sexuelles, qui ont réuni 60 000 manifestants en France le 24 novembre dernier, par ailleurs jour de l’« acte II » des gilets jaunes.

Société
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