Le double discours des majors gazières et pétrolières

Si les multinationales comme Total ou Shell intègrent les préoccupations climatiques dans certains de leurs discours, elles poursuivent en parallèle leur quête de nouvelles réserves à exploiter.

Lucie Pinson  • 16 janvier 2019 abonné·es
Le double discours des majors gazières et pétrolières
© photo : Une action de protestation, le 27 mai 2017, contre un projet d’extraction en Amazonie.crédit : JEFF PACHOUD/AFP

Il y a trois mois, le Giec publiait un rapport sur les conséquences d’un réchauffement de 1,5 °C. Ses conclusions : contenir le dérèglement du climat pour éviter ses impacts sociaux désastreux nécessite des mesures radicales, dont une élimination progressive mais rapide des combustibles fossiles. Rien de bien nouveau : chaque année, des rapports scientifiques et des prises de position politiques rappellent l’urgence de tourner la page des énergies fossiles, alors que notre budget carbone fond. Le directeur de l’Agence internationale de l’énergie, Fatih Birol, déclarait en novembre 2018 que le monde ne pouvait plus se permettre de construire une seule nouvelle infrastructure émettrice de CO2. Concernant l’extraction, l’objectif prioritaire d’hier – arrêter d’ouvrir de nouveaux champs – est rattrapé par un autre : s’atteler à la fermeture des champs actuellement en exploitation.

Lucie Pinson / Coordinatrice de la campagne Unfriend Coal et porte-parole des Amis de la Terre France

Le rapport dit deux autres choses. D’une part, dans le demi-degré qui sépare 1,5 °C de 2 °C se joue le sort de millions de personnes. D’autre part, s’il est encore temps de contenir le réchauffement en dessous d’un seuil moralement acceptable, les efforts à fournir pour cela sont sans précédent. Or rien n’indique que les principaux responsables des dérèglements climatiques, les grandes majors de l’industrie gazière et pétrolière, entendent rompre avec leur logique de croissance.

Si les discours de ces firmes sont de plus en plus parsemés de références au climat, leur sincérité vole en éclats à l’épreuve des faits. Ainsi, en 2016, Total, peu de temps après avoir rejoint la liste des signataires de l’appel de Paris, reconnaissait dans son rapport climat que la production internationale de pétrole devait baisser pour tenir les objectifs adoptés à la COP 21. Mais, en 2018, elle prévoyait toujours, d’après des données Rystad, d’augmenter de 26 % sa production totale d’ici à 2035 ! Et, tout comme Shell, BP ou ExxonMobil, elle envisage une augmentation de ses investigations en eaux très profondes.

Un autre exemple est celui de Shell, qui annonçait en décembre 2018 plusieurs mesures en faveur du climat, dont la réduction de moitié du poids carbone de ses activités d’ici à 2050. Mais l’entreprise s’est bien gardée de s’engager à diminuer son empreinte carbone et à organiser l’arrêt de ses activités dans les industries fossiles de manière à maintenir le réchauffement bien en dessous de 2 °C. En outre, rien n’est dit sur le gaz, secteur émetteur de méthane, et dans lequel elle compte développer ses activités, y compris en eaux très profondes.

En dépit de la double urgence sociale et climatique, les majors pétrolières et gazières poursuivent leur quête de nouvelles réserves à exploiter. Et alors que les gisements plus faciles d’accès se raréfient et sont souvent convoités, voire préemptés, par des entreprises nationales, c’est toujours plus loin, toujours plus profond qu’elles repoussent la frontière des énergies fossiles.

Aucune transition réelle n’aura lieu sans une mise au pas des grandes majors de l’industrie gazière et pétrolière. Il est urgent d’utiliser tous les leviers pour les contraindre à mettre un terme à leur logique d’expansion. Le plus évident est celui de l’État et de la réglementation. Mais, en France, le détricotage de la loi Hulot et les récentes autorisations de forage accordées à Total au large de la Guyane permettent de douter de la volonté de nos dirigeants d’imposer une sortie des fossiles.

L’État pourrait lui-même y être forcé par la justice, deuxième levier, de plus en plus utilisé pour imposer des changements en faveur de la transition. C’est ce que montre « l’Affaire du siècle », recours déposé par quatre ONG pour inaction climatique, soutenu par 2 millions de citoyens. Ceux-ci peuvent aussi forcer les majors à répondre directement de leurs responsabilités devant les tribunaux. Les Amis de la Terre-Pays-Bas et 13 000 citoyens ont ainsi lancé une procédure visant à contraindre Shell à se conformer aux objectifs climatiques tels qu’énoncés dans l’accord de Paris.

Enfin, le dernier levier possible est celui de la finance. Trop longtemps hors d’atteinte des politiques adoptées par les acteurs financiers sur les énergies fossiles, les majors pétrolières et gazières ne doivent plus être aveuglément financées. Au contraire, puisque le temps presse, il est urgent que les banques et les investisseurs conditionnent leurs soutiens financiers à l’adoption par les industriels d’un plan d’alignement de leurs activités avec les objectifs définis dans l’accord de Paris, comprenant une élimination progressive de leurs activités de production pétrolière et gazière d’ici à 2050.

Publié dans
Le temps du climat
Temps de lecture : 4 minutes