Stéphane Trouille : « Je déplore la confusion des pouvoirs et la massification de la répression »

Le vidéaste indépendant Stéphane Trouille a été condamné pour violence sur personne dépositaire de l’autorité publique dans le cadre du mouvement des gilets jaunes. Il revient pour Politis sur les faits qui lui sont reprochés.

Hervé Bossy (collectif Focus)  • 10 janvier 2019
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Stéphane Trouille : « Je déplore la confusion des pouvoirs et la massification de la répression »
© photo : Zakaria ABDELKAFI / AFP

Le 17 décembre, Amnesty International publiait les chiffres hors normes de la répression du mouvement des gilets jaunes depuis le 17 novembre : 1 407 blessés dont 46 grièvement, plus de 3 000 interpellations, 1 534 gardes à vue… En un mois ! Stéphane Trouille, 41 ans, vidéaste indépendant et collaborateur au média Reporterre, a été condamné le 26 décembre à 18 mois de prison dont six avec sursis et trois ans d’interdiction de manifester, pour violence sur personne dépositaire de l’autorité publique. Il a fait appel de sa condamnation le 29 décembre. La date du procès en appel n’a pas été encore fixé.

Que s’est-il passé le 8 décembre 2018 ?

Stéphane Trouille : J’avais commencé à m’impliquer depuis une semaine dans le mouvement des gilets jaunes quand j’ai eu vent d’une action d’information et de blocage au centre commercial Les Couleures à Valence. Je m’y suis rendu. Tout s’est bien passé jusqu’à environ midi, quand la police a décidé que l’on devait se disperser. Collectivement, il a été décidé de rester et un premier face-à-face a eu lieu. Celui-ci s’est rapidement arrêté car il y a eu des blessés du côté des manifestants suite à des coups de matraque et des tirs de lanceurs de balles de défense (LBD). Nous avons décidé peu après de quitter les lieux. C’est sur le chemin de ma voiture qu’une femme m’alerte sur une agression ayant lieu un peu plus loin. Avec d’autres, je cours alors vers cet attroupement et je donne un coup de pied à la personne en face de moi, qui frappe un gilet jaune. Cette personne se retrouve en confrontation avec un autre gilet jaune et je lui donne à nouveaux deux coups de pied dans les jambes. Je recule et je vois une autre personne qui dégaine un pistolet. À ce moment, je comprends que ce sont des policiers et je m’en vais.

Ces personnes étaient-elles identifiées comme des forces de police ?

Verbalement je n’ai entendu aucune identification de ces personnes-là. Visuellement, je n’ai rien vu sur le moment. Ce n’est qu’au visionnage de la vidéo de surveillance, élément principal du dossier, que j’ai constaté, avec difficulté, qu’un des deux policiers portait une espèce de brassard dans le pli au dos du bras gauche. C’était plutôt une tâche orange où l’on ne distinguait aucun mot. Quant à l’autre policier, il avait au bas de son bras droit un bracelet orange sur lequel on ne distingue aucun mot, couvert la plupart du temps par son pull. Des trois autres inculpés avec moi, un seul reconnait avoir compris que ces deux personnes étaient de la police, en voyant leur arme avant nous. Tout ceci n’a duré qu’une vingtaine de secondes. Ces deux policiers étaient en fait le directeur départemental des services de police de la Drôme et son chauffeur, policier également. Que faisaient-ils à cet endroit, à peine identifiables, à plus de 200 mètres des autres forces de l’ordre présentes ? Ils ont justifié leur intervention par la présence d’un individu violent repéré le matin. Mais cette personne, arrêtée un peu plus tard, a été relâchée avec un simple rappel à l’ordre pour non-obéissance aux trois sommations de dispersion survenues plus tôt. Il y avait en plus au moins un autre policier en civil présent sur les lieux. On le voit sur la vidéo de surveillance qui observe et ne fait rien. Cela a été reconnu au procès. Tout cela pose un certain nombre de questions.

Qu’avez-vous fait après avoir compris que vous aviez à faire à des policiers ?

Je suis parti. Comme je le disais, tout cela s’est passé très rapidement. Je me suis dirigé vers la marche pour le climat dans le centre de Valence, en ressassant tout cela dans mon esprit. J’étais dans une certaine confusion, je me disais que la police n’allait pas laisser traîner ça. Et en effet, pendant la marche, j’ai vu des forces de l’ordre s’approcher de moi. J’ai compris que quelque chose se tramait, et par peur, j’ai couru pour m’enfuir. Comprenant que c’était inutile après quelques mètres, j’ai levé les bras en l’air, après avoir reçu un tir de Flash-Ball ou de LBD. À ce moment-là, j’ai subi un déferlement d’insultes et de coups. Un premier coup sur le crâne m’a fait tomber au sol, les coups de pieds pleuvaient. Cela m’a valu neuf points de suture. Deux SDF qui étaient là se sont aussi fait matraquer. Ce n’est que le lendemain, quand l’officier de police judiciaire m’a dit en visionnant la vidéo : « Ouhla vous avez tapé le gros lot, c’est le directeur de la police de la Drôme », que j’ai compris l’acharnement.

Comment s’est déroulée la suite ?

Lors de la première audience, j’ai tout d’abord refusé la comparution immédiate qui est préconisée par la circulaire du 22 novembre et qui est faite pour empêcher toute défense de se constituer : j’avais rencontré mon avocate commise d’office 15 minutes avant. Le juge a alors décidé de me placer en détention provisoire, considérant que je risquais de commettre à nouveau des violences et de ne pas me présenter au procès fixé au 26 décembre. J’y suis resté onze jours et il a été très difficile de préparer la défense car il fut impossible de passer ou de recevoir des appels en détention provisoire.

Le 26, le procureur a récité et mis en musique les directives ministérielles de fermeté. Avec mon avocat, nous avons présenté le témoignage écrit d’un ancien gardien de la paix qui ne pouvait être présent au procès en raison du décès de sa maman. Celui-ci assure que les policiers n’étaient pas identifiables et affirme avoir été passé à tabac après les avoir interpellés sur ce fait. Le procureur a remis en question ce témoignage en insistant sur l’absence du témoin : « Je ne vois pas de preuves dans le dossier que sa maman est bien morte. » Le juge a ensuite suivi les réquisitions du procureur : 18 mois de prison, trois ans d’interdiction de manifester, mais a réduit l’amende à 1 000 euros, contre les 15 000 requis.

Quel est votre ressenti sur ce procès ?

J’ai l’impression d’avoir assisté à une pièce de théâtre où tout était joué d’avance. Je déplore la confusion des pouvoirs et la massification de la répression, particulièrement concernant les interdictions de manifester. On voit se dessiner un fil entre le gouvernement, les circulaires, les discours, et la justice.

Il s’agit de faire peur, de faire taire, de criminaliser. Me concernant, à la vue du soutien écrit et oral, et à la vue des personnes qui sont impliquées dans l’organisation d’un festival de soutien qui aura lieu les 11, 12 et 13 janvier à Saillans, la stratégie ne marche plus.

Je me pose beaucoup de questions sur les possibles implications de mes engagements personnels et professionnels sur l’issue de ce procès. En tant que vidéaste, je couvre les luttes sociales, des expériences d’organisation collective, des lieux occupés comme la ZAD de Roybon… Mon travail et mes engagements sont grandement remis en question.

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