La guerre des rayons

Un commercial révèle les arcanes du référencement des produits en grande surface… et le détournement constant des lois.

Erwan Manac'h  • 6 février 2019 abonné·es
La guerre des rayons
© photo : Du bio, de la qualité, mais aussi des valeurs de coopération. crédit : SERGE ATTAL/AFP

Des histoires, Hervé (1) en a « quelques kilos ». Des drôles, des révoltantes et quelques belles, accumulées depuis vingt ans qu’il sillonne la France pour négocier avec les acheteurs de la grande distribution. D’abord pour le compte d’une grande marque puis, par choix, au service d’une petite entreprise. Mais toujours avec un rituel similaire : il apparaît à l’aube sur le parking désert d’un supermarché, en complet impeccable après parfois 300 km de route, pour causer prix, volume de commande, promotion et mise en rayon.

Il bute parfois sur l’humeur tempétueuse d’un gérant qui « finalement n’a pas le temps » et l’invite à revenir un autre matin. Sur la brutalité d’une équipe de négociateurs à l’écoute distraite qui le reçoivent avec deux heures de retard sans un bonjour. Ou sur « un chef de rayon qui dépote des palettes depuis 5 heures du matin avec des cernes jusqu’aux genoux ».

Hervé raconte aussi les injures – « ce que vous faites, monsieur, c’est de la merde » – et des relations globalement « très difficiles ». Même si, relativise ce professionnel, « les choses sont parfois plus détendues. C’est une question de personnes ».

Pour que ses produits se retrouvent dans les rayons, Hervé doit se rendre aux sièges sociaux des enseignes pour les faire référencer, puis draguer la dizaine de centrales d’achat régionales – « des mecs devant un ordinateur, avec 60 000 références à gérer » – et enfin faire la retape, supermarché par supermarché, pour convaincre le directeur du magasin de leur trouver une place. L’exercice se déroule chaque année de novembre à fin février. Il est cadré par la loi et une tradition sans pitié : « Il y a trois rendez-vous, un premier pour se renifler, un deuxième pour détailler le catalogue et le troisième pour parler prix et promotion. »

Les dernières heures de négociations annuelles, à la fin du mois de février, sont les plus fiévreuses. Avec les gros industriels, les négociateurs jouent chaque fois le même « cinéma ». « Un magasin ne peut pas se passer de Coca-Cola ou de Nutella, par exemple. Ils exigent quand même des rabais en agitant la menace d’un déréférencement. Ils passent souvent à l’acte, mais cela ne tient pas plus de deux jours. Ce sont des coups de bluff. Un jeu de dupes. »

Pour les petites entreprises, le dialogue est plus déséquilibré. « Les PME se font bouffer, car leur patron cumule souvent le rôle de commercial, d’industriel, de communicant, etc. », témoigne-t-il. Et la grande distribution profite constamment de sa position de force. Une commande annulée, « parfois pour 1 ou 2 centimes » de ristourne par produit qu’un fournisseur refuse, peut mettre une PME à genoux. « Un acheteur qui ne vous aime pas n’a qu’à appuyer sur un bouton pour couler votre boîte », tranche Hervé.

Passé les négociations, les fournisseurs doivent jouer des coudes, en magasin, pour vérifier que les accords sont respectés et s’assurer une place de choix dans les rayons. Les grandes marques dépêchent des salariés pour aider à la mise en linéaires. À l’approche des fêtes de fin d’année ou de la rentrée scolaire, les commerciaux en viennent parfois aux mains pour une place dans la travée centrale. « Le tout est d’arriver à avoir les faveurs du chef de rayon, qui reste le patron », rapporte Hervé. Beaucoup en profitaient, à une époque pas si lointaine, pour faire gracieusement agrandir leur piscine…

Les tentatives légales d’endiguer la guerre des prix, qui asphyxie les producteurs, « ont systématiquement été détournées, assure Hervé. Parce que les négociations se basent sur des contrats confidentiels. Vous pouvez tout mettre dans un contrat ». Le commercial dresse le portrait d’une industrie toute-puissante, dont les décisions ont des conséquences incalculables. « Socialement, les patrons de la grande distribution ont un pouvoir phénoménal. Bien plus important que nos politiciens. Ils peuvent résoudre une partie de la crise du chômage s’ils décident de rapatrier une partie de leur approvisionnement sur le territoire, ou faire repartir l’inflation en décidant d’augmenter leurs prix, prévient-il. Et ils doivent prendre conscience que, s’ils continuent à sabrer les PME, ils n’auront demain plus de consommateurs. »

Au gouvernement, où les négociations sont suivies d’un œil attentif, on veut croire que « les lignes sont en train de bouger » grâce à l’évolution des règles, espère une source au ministère de l’Économie. « Les négociations en cours sont assez toniques, c’est un jeu d’acteurs, mais c’est moins brutal que l’année dernière, assure cette même source. Certaines centrales jouent le jeu, d’autres moins. »

(1) Le prénom a été modifié.

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