La solitude de l’arbitre au coup de sifflet…

Tony Chapron raconte dans un livre jubilatoire son parcours professionnel et les arcanes du ballon rond.

Jean-Claude Renard  • 20 février 2019 abonné·es
La solitude de l’arbitre au coup de sifflet…
©photo : Tony Chapron, surnommé « le Che », a créé le premier syndicat d’arbitres. crédit : Patrick Gaillardin

Quel métier de con, tout de même. Se faire conspuer, insulter tous les week-ends. À mort l’arbitre ! Vendu ! Pourri ! Les tensions et les haines sur le dos. À lui d’alimenter les conversations. Voué aux gémonies, blâmé, jamais félicité. Toujours à subir l’invective. Pour le supporter, il demeure la gouape infecte, l’étron qui « nous vole le match ». Si encore il touchait le ballon ! Même pas ! Indispensable partenaire du jeu, mais tenu à l’écart du cuir, dans une partition différente, garant des règles du jeu et de la justice. En fermant sa gueule s’il vous plaît ! Et toujours seul.

Après quatorze ans en Ligue 1 et pas loin de mille cinq cents matchs arbitrés, trente piges de sifflet, Tony Chapron a vu sa carrière s’interrompre brutalement un soir de janvier 2018 à l’occasion d’une rencontre entre Nantes et le Paris-Saint-Germain. Fin de match. Paris mène 1-0. Kylian Mbappé lance une ultime contre-attaque. Tony Chapron repique au sprint, essaie de suivre une offensive cruciale aux confins des dribbles chaloupés. Dans sa foulée, il est bousculé par un Canari, chute, vire en tourne-salade sur le gazon. Il n’est pas encore debout que, dans un réflexe ordinaire, vexé, il balance un tacle sur le joueur nantais, se relève et sort le carton jaune, puis le rouge. Lucidité perdue, Chapron flingue trois décennies de carrière exemplaire en un éclair. Ces images font le tour du monde.

Aussi sec, les instances arbitrales du foot français ne vont pas le louper (ni la presse). Au bout d’une mécanique de suspensions iniques et de convocations devant une commission de discipline, il sait qu’il ne remettra pas les pieds sur un terrain. Ce tacle instinctif est un clap de fin. Voilà trop longtemps qu’il était dans le collimateur des huiles du ballon rond. Importe peu ? Tony Chapron avait annoncé son départ à la retraite pour la fin de saison. Parce que, à quarante-cinq balais, on n’a plus les jambes de ses vingt ans. Parce que, sorti du jeu, il était temps de parler, au terme d’un itinéraire qui l’a conduit du bocage normand aux plus grands stades du monde, dans une cosmogonie où l’on apprend d’abord à se taire et à se soumettre. « Dans l’arbitrage, prévient l’homme en noir, l’arbitraire règne plus que nulle part ailleurs. Pour plaire et gravir les marches de la hiérarchie, mieux vaut être docile et faire allégeance. » Règle d’or d’une institution – la Fédération française de football (FFF), la Ligue de football professionnel (LFP) et la Direction technique de l’arbitrage (DTA) – qui contrôle et formate la parole.

Aujourd’hui donc, place au verbe. C’est tout l’intérêt de cet ouvrage, au titre explicite, Enfin libre !, entamé bien avant son exclusion des terrains (1), véritable état des lieux des arcanes du football. Sans concession, cinglant, sans dissimuler de noms. Un ouvrage remarquablement écrit, nourri d’anecdotes cocasses, de références, gavé d’enseignements, d’où surgissent (non sans hasard) La Boétie, Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Brassens et même Les Valseuses, également étayé de propositions pour faire évoluer l’arbitrage, sa fonction et la justice sportive. L’auteur ne s’attendait pas aux louanges des instances officielles. Il ne les a pas reçues. « Pour reprendre Platon, s’esclaffe l’auteur au-dessus d’une limonade, “personne n’est plus détesté que celui qui dit la vérité”, sachant qu’il n’existe aucun milieu social qui tolère qu’on parle de lui. »

Un ouvrage dense, où l’on apprend le long apprentissage d’un arbitre, ses obligations de performances physiques ahurissantes, sans jamais taper dans le ballon, même lors des stages de préparation, la difficulté d’arbitrer en Corse, les tentatives de corruption, les menaces de mort, les pressions exercées par les présidents de club, les provocations de joueurs prompts à nuire au jeu. Où l’on observe une DTA dirigée par un manipulateur, Pascal Garibian, ultraconservateur, gestionnaire autocratique, les luttes intestines entre la FFF, qui gouverne, et la LFP, qui finance. Où l’on découvre des arbitres inscrits dans une concurrence interne propice à favoriser l’individualisme.

Où l’on observe aussi comment s’est établi le seul syndicat des arbitres, en 2006, précisément sous la houlette de Tony Chapron, dans un univers où « ordre a été donné d’écarter les quelques rebelles susceptibles de mener des actions collectives d’émancipation ». Où, rappelle-t-il encore, dans ce carcan de lyriques droitiers, le seul terme de syndicat évoque « CGT, SUD-Rail, piquets de grève, chars russes sur les Champs-Élysées ». Tony Chapron exagère à peine. « À l’époque, se souvient-il, on est payé 1 000 euros par match, défrayé à hauteur de 50 euros pour un hôtel 3 étoiles, standing obligatoire, et 19 euros par repas. On est sur une base ridiculement faible. » Par saison, cela représente environ 30 000 euros (pour une vie familiale et sociale inexistante). Une somme rondelette, certes, mais un pourliche dans un milieu brassant des millions d’euros. Surtout, les arbitres ne bénéficient d’aucune couverture sociale. En cas de blessure ou de maladie, il n’y a pas d’indemnité (beaucoup ont renoncé à leur métier ou travaillent à mi-temps, confrontés à un emploi du temps chronophage). « Il nous fallait un syndicat. » Chapron s’en charge et crée le Syndicat des arbitres de football d’élite (Safe). Au bout des négociations et des revendications, le Safe obtiendra une augmentation notable des émoluments, un fixe et la Sécu. Dans le milieu, on surnomme son président fondateur « le Che ». À vrai dire, il a toujours détonné.

Tony Chapron a grandi entre un père chauffeur routier et une mère ouvrière, dans une cité et une vallée normande humide où les usines crachent de l’amiante. Comme tous les gosses du cru, aux pieds des HLM, il poulope sur le gravier, en gracile ailier droit. On lui propose de jouer arbitre. Il ne sait plus alors si le besoin de faire le plein de sa pétrolette (chaque match est payé cent francs) ou le côté justicier de l’exercice le convainc. Mais ça lui plaît. Il gravit les échelons, poursuit sa scolarité. « Bon collégien, lycéen perturbateur » d’abord, il obtient un DUT de commerce, tâtonne entre l’économie, l’anglais et le droit, voyage sac au dos au Mali, en Bolivie, en Équateur, au Zimbabwe, attiré par toutes les cultures, passe une maîtrise de management du sport, un DEA en sociologie sur l’utilisation politique du sport depuis Mussolini, avant d’entamer une thèse à Nanterre sur la justice sportive. Sujet logique pour qui aime arbitrer. « L’arbitre est juge, en même temps témoin et juge d’application des peines. Il observe, tranche, applique. C’est une justice absolue, immédiate, instantanée, au cœur d’un système chargé d’injustices. »

Enseignant-chercheur à l’université de Grenoble deux ans durant, avant de lâcher les amphithéâtres, c’est avec son bagage universitaire, dans un milieu qui compte si peu de hauts diplômés, un regard distancié sur le foot, qu’il enquille les matchs, jusqu’en haut de l’affiche, la Ligue 1 et les rencontres internationales – dont il profite, lui lecteur assidu de Sepulveda, Bukowski et Auster, pour visiter le musée Van Gogh à Amsterdam, le Guggenheim à Bilbao, le musée des Beaux-Arts à Vienne, tandis que ses collègues restent arc-boutés sur leur PlayStation. Depuis ses débuts, il a aussi changé d’image. Il arrivait au stade en tongs, bermuda et chemise à fleurs, arbitrait avec ses cheveux longs rassemblés en queue-de-cheval, l’esprit post-baba cool. Quand on lui recommande de couper cette tignasse s’il entend passer les échelons, il rase tout !

Tony Chapron, c’est un caractère trempé et une gueule taillée au scalpel. Qui n’en ponctue pas moins ses réflexions par nombre d’éclats de rire. Bien conscient de sa position : « L’arbitre se retrouve le cul entre deux chaises. Il côtoie des millionnaires tous les week-ends, des joueurs déconnectés du monde et de leur famille dès l’adolescence, et des citoyens ordinaires toute la semaine. Pour eux, avec 10 000 euros par mois, on est des nantis, et c’est normal ; pour les footeux, on est des RMistes. L’arbitre fait le lien entre cet univers doré, particulier, et la réalité sociale. Il faut traverser la rue, mais pas comme Macron, pour savoir ce qu’il y a au-delà du terrain de foot, il faut savoir aller au bar en face du stade pour être en prise avec la vie quotidienne, pour comprendre, par exemple, la colère des gilets jaunes, la souffrance sociale. Parce que, si la revendication est d’abord antifiscale, je ne suis pas sûr que les gens soient contre le fait de payer beaucoup d’impôts, si en échange on leur assure un service public digne. Or les services publics se réduisent, se délitent. C’est la frustration qui apparaît. On paye, mais pourquoi ? Il y a une injustice qui n’est plus acceptable. » Toujours cette idée de justice et d’injustice chez Tony Chapron. Et c’est avec le même état d’esprit qu’il est aujourd’hui consultant sur Canal +, le vendredi soir. « Pour expliquer les règles, faire œuvre de pédagogie. On peut parler de foot et réfléchir. » Avec un regard qui n’existe nulle part ailleurs.

(1) Cette tragicomique histoire de tacle, avec ses conséquences, n’aura été qu’un chapitre de plus à cet ouvrage critique.

Enfin libre ! Itinéraire d’un arbitre intraitable Tony Chapron (en collaboration avec Pascal Lafayette), Arthaud, 312 pages, 19 euros.

Société
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