Lyon-Turin : L’interminable tunnel de la discorde

Vingt-trois ans après le premier accord Paris-Rome, une expertise italienne remet en cause l’intérêt pour l’Italie de cette voie ferrée transalpine par ailleurs très contestée par de nombreux opposants. Les prochaines élections européennes pourraient décider de la poursuite ou nom de ce pharaonique chantier, et relancer les projets alternatifs, jusqu’ici ignorés des pouvoirs publics.

Patrick Piro  • 20 février 2019 abonné·es
Lyon-Turin : L’interminable tunnel de la discorde
© crédit photo : Marco Bertorello/AFP

Des fuites préparaient la classe politique italienne depuis janvier dernier : il fallait s’attendre à une appréciation défavorable de l’évaluation « coût-bénéfice » de la liaison ferroviaire transalpine Lyon-Turin commandée par le ministère des Transports. Rendu public la semaine dernière, le rapport ne laisse pas la moindre place à l’ambiguïté : « rentabilité très négative ». Pour les quarante années à venir, les coûts dépasseraient de 7 milliards d’euros les bénéfices de cette méga-infrastructure. Et si le poste « trafic passagers » se révélerait bénéficiaire, ce n’est pas le cas pour l’activité de convoyage des camions sur rail (ferroutage), motivation pilote du projet. En transmettant le document à la partie française, le ministre italien des Transports, Danilo Toninelli, l’a considéré en termes diplomatiques comme le « point de départ d’un dialogue entre les deux exécutifs », appelant à l’organisation rapide d’une « rencontre bilatérale ». L’épisode, qui a fortement agité de l’autre côté des Alpes (lire ici), annonce-t-il le début de la fin de ce projet, très contesté sur le terrain et dans les chiffres ? Ou bien l’amorce d’une pure négociation politique entre les deux capitales, qui viennent de vivre un incident diplomatique à la suite du soutien marqué par le plus haut niveau italien au mouvement des gilets jaunes ?

Le projet du Lyon-Turin naît en 1991 : il s’agit, en langage d’aménageur, de « gommer » la montagne afin de démultiplier les échanges entre la capitale rhône-alpine et la métropole piémontaise, non seulement pour le transport de passagers mais surtout pour le fret, en permettant le transfert massif de camions par le rail d’un côté à l’autre de la frontière. Une idée a priori consensuelle : le trafic routier est une plaie des régions montagneuses – engorgement de la circulation, pollution atmosphérique et sonore, etc. Le projet est pharaonique, et il a fallu pas moins de quatre accords internationaux entre la France et l’Italie depuis 1996 pour envisager sa réalisation. La dernière mise au point a donné lieu à un traité signé en 2016. Un an plus tard, les Parlements des deux pays l’avaient ratifié, dernier obstacle politique avant le début des travaux.

© Politis

Au cœur de la liaison, un tunnel transfrontalier dit « de base », qui percerait les Alpes entre Saint-Jean-de-Maurienne (France) et la région de Suse (Italie) sur 57,5 kilomètres. Il concentre l’attention par sa taille (ce serait l’un des plus longs au monde) et ses premiers chantiers – sondages, galeries de reconnaissance, etc. À ce jour, près de 10 kilomètres ont été percés côté français, encore considérés comme un tronçon « de reconnaissance ». Côté italien, on en est à peu près au même stade. Le tunnel, dont la réalisation a été confiée à la société franco-italienne Tunnel euralpin Lyon-Turin (Telt-SAS), pourrait être mis en service en 2030.

Les LGV européennes épinglées

L’Union financera-t-elle un jour le Lyon-Turin ? Le rapport livré par la Cour européenne des comptes en juin 2018 ne le laisse pas présager : « Réseau ferroviaire à grande vitesse européen : fragmenté et inefficace, il est loin d’être une réalité. » Depuis 2000, l’UE a investi 24 milliards d’euros pour en favoriser l’émergence, visant 30 000 km de lignes à grande vitesse (LGV) d’ici à 2030 (un triplement). Or le contrôleur des dépenses constate qu’on n’y parviendra pas, mais aussi que « la valeur ajoutée du cofinancement par l’UE est faible » car sans moyen pour imposer aux États la réalisation de LGV transfrontalières, « qui ne figurent pas parmi leurs priorités ».

C’est le cas pour le Lyon-Turin. Qui défend pourtant son intérêt dans une transversale Lisbonne-Bratislava (voire Kiev) supposée stratégique, dont on cherche en vain le moteur économique et politique. De plus, alors qu’une LGV coûte 25 millions d’euros par kilomètre (hors tunnels), les trains n’y roulent en moyenne qu’à 45 % de la vitesse de conception ! De l’argent jeté par les fenêtres, écrit la Cour à mots couverts, déplorant la « faible qualité de l’évaluation des besoins réels », la décision de construire des LGV reposant souvent « sur des considérations politiques ». L’aménagement des lignes existantes « est rarement prise en due considération alors qu’elle pourrait permettre de réaliser des économies non négligeables ». On croirait lire du « No Tav »…

Cependant, les deux villes sont distantes de 270 kilomètres. S’il existe aujourd’hui une voie ferrée permettant de les rallier (via Modane et le tunnel du Mont-Cenis), elle n’est pas au gabarit « grande vitesse » pour les passagers. Par ailleurs, selon les enquêtes publiques, le seul tunnel transfrontalier ne permettrait de soustraire à la route qu’environ 350 000 camions par an, soit le tiers du million visé par les promoteurs du projet pour en justifier tout l’intérêt.

Il est donc indispensable dans cette optique que l’intégralité de la liaison Lyon-Turin soit équipée depuis ses deux extrémités pour une circulation passagers « à grande vitesse » et pour le ferroutage. C’est donc une nouvelle voie dédiée qui est projetée pour raccorder les deux villes au tunnel de base. Ces accès nécessiteront des ouvrages lourds et complexes, principalement côté français (qui compte 70 % de la longueur totale), occasionnant le creusement d’au moins quatre autres tunnels – Dullin-l’Épine, Chartreuse, Belledonne, Glandon (voir carte ci-dessus).

Le chiffrage de l’enveloppe totale de la liaison atteint ainsi 26 milliards d’euros. La somme est faramineuse, et elle a fait dresser les cheveux à plus d’un, à commencer par l’économiste Daniel Ibañez, devenu le chef de file des opposants au projet. Dépouillant inlassablement rapports et documents officiels, alignant les calculs pour prendre en défaut les promoteurs du projet, il n’a nullement été surpris par la conclusion du rapport italien : l’enquête publique française de 2006 sur le tunnel transfrontalier avait elle aussi estimé un déficit structurel, de l’ordre de 2,8 milliards d’euros à l’horizon 2017. Tout en estimant à 3,7 millions le nombre de camions qui traverseraient alors les Alpes, alors que l’on n’en a compté que 1,3 million à cette date, un déphasage massif qui alourdit en proportion le déficit potentiel du projet. « Sans compter une surévaluation notable des bénéfices externes du ferroutage, tels que la diminution des accidents de la route ou de la pollution atmosphérique et sonore, ajoute Daniel Ibañez. Depuis vingt ans, le Conseil général des ponts et chaussées, l’Inspection générale des finances ou la Cour des comptes arrivent à des conclusion similaires à celles de l’étude italienne : le Lyon-Turin est trop cher et l’équilibre est hors d’atteinte ! Si au moins l’infrastructure était réellement d’utilité publique, on pourrait l’accepter. Mais les promoteurs de la nouvelle liaison jouent depuis le début sur le flou, voire le mensonge, pour justifier ce qui prépare une gabegie de deniers publics, en pratiquant la politique du fait accompli : alors qu’il était prévu de n’engager que 300 millions d’euros pour la phase de reconnaissance, 1 milliard d’euros ont déjà dépensés. » Salvini, côté italien, brandit l’argument : maintenant qu’on a commencé à creuser, on ne va quand même pas reboucher le trou.

Au chapitre clé du ferroutage, les partisans du Lyon-Turin expliquent que la ligne actuelle, via Modane et le tunnel du Mont-Cenis, est inadaptée. On y pratique certes le transfert de camions depuis les années 1980, mais elle serait incapable d’absorber une part conséquente du trafic, en raison notamment de limitations techniques (pente de la voie, courbures, etc.). Une affirmation que les opposants, qui ont acquis une expertise pointue dans le domaine, réfutent point par point.

Certes, le nombre de camions circulant sur les routes alpines est reparti à la hausse depuis 2013. « Une croissance de 12 %, c’est un fait majeur », souligne Jean Sivardière, vice-président de la Fédération nationale des associations d’usagers des transports (Fnaut), favorable au Lyon-Turin. « Mais il ne s’agit que d’un rattrapage, après la chute postérieure à la crise économique de 2008, rétorque Daniel Ibañez. Le volume de camions est encore inférieur à celui… de 1993 et, surtout, les premiers signes de la baisse apparaissent dès 1998. La crise de 2008 a bon dos. »

Et certes, il ne circule aujourd’hui que 20 trains de fret par jour sur la ligne de Modane, soit 30 000 poids lourds par an, représentant 2 % du trafic routier alpin. Mais les opposants au Lyon-Turin rappelle qu’on y faisait passer sans problème 120 trains de fret par jour dans les années 1980 et sur une voie unique (le flux de matières sidérurgiques entre la France et l’Italie était alors bien plus considérable qu’aujourd’hui). La saturation est donc loin d’être à l’ordre du jour. « Et depuis, il a été investi plus d’un milliard d’euros dans la rénovation de l’ensemble de cette ligne, depuis Dijon, appuie Daniel Ibañez. Elle est donc tout à fait apte à faire le boulot. »

Pour l’économiste, on prend le problème à l’envers : si la ligne Modane a perdu de son importance, c’est qu’Autoroute ferroviaire alpine, filiale de la SNCF qui gère le trafic, ne propose plus suffisamment de trains, et que les services de ferroutage sont inadaptés. « Dans les tunnels suisses, autrichiens ou allemands, qui captent jusqu’à 70 % des camions, on peut réserver une place sur un wagon par Internet comme on le fait pour un passager sur un TGV. En France, il faut s’y prendre par téléphone, jusqu’à un an à l’avance ! » Les transporteurs, de leur côté, auraient d’excellentes raisons de préférer le ferroutage s’il n’était pas « vieille école » : le péage des tunnels routiers du Fréjus ou du Mont-Blanc leur revient 30 % plus cher. « Avec les infrastructures actuelles, et moyennant des investissements supplémentaires ridicules, sans commune mesure avec la facture du Lyon-Turin, on pourrait à brève échéance transférer par rail un million de poids lourds par an à travers les Alpes. » En 2016, les opposants ont élaboré un cahier fouillé de « 10 mesures concrètes et immédiates » pour appuyer cette option (1), une contre-argumentation au Lyon-Turin produite avec la contribution notable de hauts cadres de la SNCF.

Ambitions somptuaires, budget hors norme, chiffrages fantaisistes, pratique du fait accompli, existence de solides alternatives qui ne parviennent pourtant pas à enrayer la machine : c’est le contexte classique de ces « grands projets inutiles et imposés » combattus en divers lieux de l’Union européenne (lire page 25). Et comme ce fut le cas à Notre-Dame-des-Landes, par exemple, soulignent les opposants, le Lyon-Turin tient contre vents et marées grâce à l’appui sans faille d’élus locaux qui disposent de relais efficaces à l’échelon national. Ainsi, les milliards en jeu et une rentabilité plus qu’hypothétique n’effraient pas en Rhône-Alpes (2), bien qu’il soit acquis que la collectivité devra participer au financement. Mais l’ouvrage est politiquement gratifiant et la région en espère des retombées économiques ainsi que de l’emploi. Le socialiste Louis Besson, plusieurs fois ministre dans les années 1990 puis maire de Chambéry, a joué un rôle clé dans la décision française d’inscrire le projet au tableau des grands travaux d’infrastructure, mais aussi pour obtenir que le tracé comporte une bretelle desservant sa ville, rallongeant la facture de quelques centaines de millions d’euros. « Et en 2012, quand le candidat Hollande vient glaner des voix en Rhône-Alpes, il confirme le Lyon-Turin », déplore Daniel Ibañez.

L’étude italienne peut-elle changer la donne ? Il est trop tôt pour l’affirmer, mais elle ouvre des hypothèses. Livrée trois mois avant les élections européennes, elle a d’évidentes visées de politique intérieure : la Ferrovia Torino-Lione, couramment réduite à l’acronyme TAV (treno ad alta velocità, train à grande vitesse), est une pomme de discorde radicale entre les deux alliés gouvernementaux (lire ici). La Ligue de Matteo Salvini (née dans le nord de l’Italie) y est très favorable, et le mouvement Cinq Étoiles (M5S) totalement opposé – _« Avec cette somme, on pourrait faire des tas de choses utiles, par exemple construire 2 500 écoles aux normes antisismiques », plaide son leader, Luigi Di Maio. Les pro-TAV dénoncent la partialité de cinq des six experts qui ont travaillé au document, repérés comme des « anti ». Et Danilo Toninelli, ministre italien des Transports, est issu du M5S.

L’enlisement est favorable à ce dernier : le financement du Lyon-Turin repose sur une participation de l’Union européenne, à hauteur de 40 % (et possiblement 50 %), mais à condition de rester dans le calendrier budgétaire communautaire, ce qui suppose que les partenaires nationaux s’engagent rapidement sur leurs contributions respectives (pas un euro n’a encore été financé des deux côtés des Alpes, en dehors de la phase de préparation actuelle). Pourtant, il est difficile d’imaginer qu’un des camps italiens cède devant l’autre avant le scrutin européen de mai prochain, alors que leurs états-majors voudront se compter dans les urnes dans l’objectif probable de renégocier les contours de leur fragile alliance.

La sanction de l’étude – « une rentabilité très négative » – pourrait cependant servir à forcer un rééquilibrage des contributions nationales. Car la France a obtenu de limiter la sienne à hauteur de 42,1 % du coût du tunnel transnational (près de 10 milliards d’euros), sur les 60 % non financés par l’UE, l’Italie se chargeant de 57,9 % restant. En contrepartie, Réseau ferré de France a la charge de construire 33 kilomètres de tunnel à double tube en Rhône-Alpes, quand Rete ferroviaria italiana n’aura à réaliser qu’une section de 19,5 kilomètres de son côté. Ce doublage des voies autorise de facto un triplement de la capacité ferroviaire par rapport à une liaison à tube unique, qui interdit les croisements de convois. À défaut, le tunnel transfrontalier serait sous-utilisé.

Or la France est en défaut sur sa part du contrat : à ce jour, non seulement aucune enquête publique n’a été lancée pour le double tube, mais le chantier des accès a été considéré comme secondaire et reporté à l’après-2038 par la commission Duron, qui présentait au gouvernement, il y a un an, des scénarios d’investissement dans les infrastructures de transport en France : un engagement aussi onéreux (au moins 6 milliards d’euros) siphonnerait pour des années une grande partie de la capacité financière de l’État dans ce domaine.

Les enjeux du scrutin européen sont également en ligne de mire pour un gouvernement français fragilisé par la crise des gilets jaunes. Devançant de quelques jours la divulgation du rapport italien, la ministre française des Transports, Élisabeth Borne, s’est fendue début février d’une visite « électorale » sur le chantier du tunnel transfrontalier afin de rassurer les élus locaux et de réaffirmer la volonté de Paris de mener ce projet à terme. Propos de circonstance, alors que l’équation du financement n’est toujours pas résolue ? Un observateur proche du dossier en perçoit l’équilibrisme : Emmanuel Macron, chantre de l’Union européenne, ne veut pas apparaître comme celui qui aurait dénoncé les traités signés avec son partenaire, mais ne serait probablement pas fâché que l’Italie prenne l’initiative d’enterrer le projet.

(1) lyonturin.eu

(2) À l’exception notable de la municipalité de Grenoble, dirigée par l’écologiste Éric Piolle, qui s’est désengagée en 2016.

Écologie
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