Le tunnel fissure la coalition italienne

La Ligue et le M5S s’opposent sur le Lyon-Turin. Mais la première se sent pousser des ailes et vise maintenant le pouvoir toute seule.

Olivier Doubre  • 20 février 2019 abonné·es
Le tunnel fissure la coalition italienne
© photo : Matteo Salvini en visite le 1er février sur le chantier de la ligne ferroviaire Lyon-Turin.crédit : Mauro Ujetto/AFP

Doit-on parler d’une alliance « de raison » entre la Ligue (extrême droite) et le Mouvement 5 étoiles (M5S), tant leurs positions peuvent parfois s’avérer divergentes ? C’est en tout cas ce qui apparaît aujourd’hui concernant la liaison ferroviaire Lyon-Turin. Les vues diamétralement opposées des deux partis, d’abord restées dans l’ombre, éclatent désormais au grand jour.

À l’issue du scrutin du 4 mars 2018, on s’en souvient, le M5S est devenu le premier parti du pays, avec un score presque deux fois supérieur à celui de la Ligue. Il aurait dû d’emblée être en position de force pour diriger l’alliance entre les deux formations et le gouvernement. Or, dès les premiers jours, il a été clair que le leader de la Ligue et nouveau ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini, prenait une place croissante au sein de l’exécutif et dans l’opinion publique, alors que le vice-président du Conseil, Luigi Di Maio (M5S), en charge des Affaires sociales, voyait son influence relativisée. Depuis, Matteo Salvini renforce jour après jour sa position dominante sur l’attelage exécutif, à coups de déclarations outrancières et musclées, en particulier à l’encontre des migrants et des ONG qui les sauvent en mer. Le M5S n’a pu qu’acquiescer aux pressions et aux coups de menton du ministre post-fasciste, et Di Maio paraît à la remorque des surenchères de Salvini, au nom de la solidarité gouvernementale.

Depuis, dans les sondages, mais surtout à chaque consultation électorale, la Ligue progresse, y compris désormais dans le Mezzogiorno, le Midi italien, historiquement son point faible. Quant au M5S, le paradoxe est qu’il voit fondre régulièrement ses soutiens, quand bien même sa ligne « antisystème » demeure a priori plutôt populaire. Outre sa dénonciation des partis au pouvoir durant les décennies précédentes, largement éclaboussés dans des affaires de corruption et de conflits d’intérêts, son positionnement passait aussi par la protection de l’environnement et le refus des grands travaux « inutiles », dont le Lyon-Turin est, depuis le début, le projet le plus emblématique. Nombreux sont ses électeurs en provenance de la gauche ou de sensibilité écologiste qui ont mal accepté l’entente avec l’extrême droite. En particulier les opposants au Lyon-Turin du val de Suse, la vallée piémontaise où est prévu le creusement du futur tunnel.

Ces électeurs – contrairement à ceux de la Ligue – peinent à percevoir les résultats positifs apportés par une telle alliance. Car le M5S ne cesse de reculer sur nombre de dossiers, quand la Ligue, elle, ne cède presque sur rien. Exemple récent : durant la campagne électorale de 2018, le M5S s’était engagé à fermer l’aciérie Ilva à Tarente (Pouilles), la plus grande et la plus polluante d’Europe, sous tutelle de l’État depuis 2015 ; or elle va être vendue à ArcelorMittal.

Le même scénario se répétera-t-il pour le Lyon-Turin ? Depuis le début de l’année, Salvini a multiplié les appels à la reprise des travaux (interrompus depuis l’arrivée au gouvernement du M5S) et s’est rendu sur place suivi d’une nuée de caméras de télévision, posant avec un casque de chantier à l’entrée du tunnel. Di Maio a été contraint de sortir du bois et de répéter : « Tant que le M5S sera au gouvernement, ce chantier ne débutera pas. » Sa posture a été soudainement renforcée par la publication, le 12 février, du rapport coûts-bénéfices du projet, retardée depuis un mois à cause des tiraillements au sein de l’exécutif. Or cette analyse économique condamne sans appel le pharaonique projet, qui ferait perdre à l’Italie et à la France au moins 10 milliards d’euros. Du coup, le Lyon-Turin est redevenu central dans le débat politique italien.

L’avenir de la coalition aussi. Car la Ligue est de plus en plus tentée de rompre l’alliance pour un retour devant les électeurs qui aurait de grandes chances de lui offrir une victoire totale, flanquée de ses traditionnels alliés de droite. Idée confortée par le résultat des élections du 10 février dans les Abruzzes, rare région traditionnellement plutôt à gauche et où le M5S était jusqu’à récemment en position de force. Il est probable que Salvini et les siens attendront le résultat des prochaines élections européennes, fin mai, qui installera vraisemblablement la Ligue comme première force politique d’Italie.

Le M5S est particulièrement isolé sur le dossier de la ligne ferroviaire Lyon-Turin : en dehors des activistes de la mouvance anarcho-autonome et de la gauche radicale, assez faibles électoralement, il ne peut compter sur aucun soutien parmi les formations élues au Parlement, puisque le très centriste Parti démocrate, tout comme les berlusconiens de Forza Italia, soutient fortement le projet. Certes, l’opposition locale en val de Suse demeure très mobilisée. Mais cela suffira-t-il ? Et pour combien de temps ?