Bize, un village en alerte

En octobre 2018, la Cesse a inondé certaines rues de cette commune du Minervois. S’il n’y a pas eu de morts depuis les terribles crues de 1999, la population souffre d’anxiété devant ces épisodes qui s’accentuent. Reportage.

Ingrid Merckx  • 18 avril 2019 abonné·es
Bize, un village en alerte
© photo : Le 15 octobre 2018, l’eau a envahi des rez-de-chaussée et des rues jusqu’à 1,20 mètre. ncrédit : DR

La rivière à Bize, c’est « une bénédiction et une malédiction », lâche Sabrine Prat. La restauratrice boit un café en compagnie de Jean-Michel Serrano, sur la terrasse de ce dernier, avec son mari, Alexandre Prat, et le maire du village, Alain Fabre.

Intensification des pluies extrêmes

Même principe que la casserole d’eau sur le feu : plus la température augmente, plus il y a d’humidité dans l’air. Donc, quand il pleut, les pluies sont plus intenses, et plus violentes, comme dans l’Aude le 15 octobre dernier. C’est ce qu’explique Yves Tramblay, hydrologue au laboratoire HydroSciences de Montpellier (voir son entretien). Elles n’entraînent pas forcément d’augmentation des risques naturels – montées des eaux et épisodes de crue – dans de grands bassins naturels où les sols, asséchés par des épisodes de sécheresse plus fréquents, absorbent et stockent l’eau. Mais elles causent plus de dégâts sur des cultures et dans des centres urbains. Tout le bassin méditerranéen serait concerné, en particulier le nord de l’Italie et les côtes adriatiques. Il existe désormais un consensus scientifique sur le lien entre le réchauffement climatique et les activités humaines, et une quantité d’études sur l’impact des dérèglements dans différents domaines, rappelle aussi ce chercheur. Mais l’information scientifique peine à se faire entendre et surtout à peser sur les décisions : depuis la COP 21 et l’accord de Paris signé en 2015, les émissions de gaz à effet de serre ont augmenté en France.

Il n’y a plus une plante sur cet espace ravagé par l’inondation. Juste une table, et un maçon en train d’installer une deuxième plaque de métal pare-eau devant la porte-fenêtre. La maison des Serrano est une petite bâtisse prise dans l’ancien rempart de ce village en partie médiéval du Minervois : la porte d’entrée donne sur la rue, à quelques mètres du restaurant des Prat, sinistré depuis le 15 octobre et toujours fermé en ce début avril. La terrasse, de l’autre côté, surplombe la rivière.

Hors les épisodes de crue, la Cesse a des airs de gros ruisseau qui s’écoule dans un large lit de cailloux clairs et glisse en coude sous l’arcade droite du haut pont sur lequel passe la route principale. « Plutôt témoins des grosses sécheresses en été, les touristes s’étonnent de la hauteur du pont ! » sourit le maire. « Difficile de croire que l’eau est montée jusqu’aux arcades, n’est-ce pas ? » lance Sabrine Prat. Et pourtant : le 15 octobre, Bize a reçu en quelques heures l’équivalent de six mois de pluie. La Cesse est montée d’un coup, débordant de son lit, passant les barrières sur les rives et les plaques de métal équipant déjà les maisons les plus exposées jusqu’à 80 centimètres. Elle a envahi des rez-de-chaussée et des rues jusqu’à 1,20 mètre. Redescendue aussi vite que montée, elle a laissé sur les murs en pierre de la partie basse la marque record de son passage brutal.

La Cesse a toujours débordé. Les anciens le savent. « C’est dans leur culture. Ils s’en accommodent », a confié dans la matinée Michel Alméras, médecin du village, à la retraite depuis peu. « Si les inondations les angoissent, ils ne le disent pas. » Les jeunes générations s’installent sur les hauteurs. L’école est sur un piton. « Avant, les “épisodes cévenols”, comme on dit, c’était tous les vingt ans, commente Jean-Michel Serrano. Puis la fréquence est passée à un tous les douze ans, puis tous les six ans… » « Récemment, nous en avons connu trois en quatre ans, dont deux en dix-huit mois » enchaîne Alain Fabre.

Jean-Michel Serrano a encore dû refaire son rez-de-chaussée à neuf après l’avoir laissé sécher avec la climatisation pendant des mois. « Mon assurance suit », se félicite-t-il. L’espace est prêt pour accueillir sa mère, si elle revient : âgée de 94 ans, Antoinette a été évacuée in extremis le 15 octobre. Invalide, couchée sur un lit médicalisé qui avait déjà les pieds dans l’eau, elle ne pouvait monter à l’étage. « On l’a sortie hébétée. Elle en a perdu la tête », confiait plus tôt Alain Fabre, à la mairie, en montrant sur une carte la situation du village, les 250 kilomètres de bassin-versant au nord de l’Aude en -contrebas des ruisseaux provenant de l’Hérault, le département voisin de quelques kilomètres. « Les jours de pluie, on ne dort pas, tous les portables sont allumés, les ordinateurs aussi. » Avec le chef des pompiers, ils prennent des quarts, « comme sur un bateau ». Ils surveillent les niveaux sur le site Vigicrues et celui de la société Predict. Ils vont effectuer des reconnaissances visuelles auprès des cours d’eau dont ils savent, à force d’autoformation, que, s’ils dépassent une certaine hauteur, il faudra évacuer les maisons de la zone inondable. « Pas de dispositif téléphonique : on frappe aux portes » précise Alain Fabre.

« De zéro »

Le 15 octobre, la station d’alerte était en panne, c’est cette reconnaissance visuelle qui leur a mis la puce à l’oreille. Antoinette était seule après le départ de son aide médicale. La pluie ne paraissait pas si menaçante… « Il s’en est fallu de peu », s’émeut encore le maire, les larmes aux yeux. Il y a eu quinze morts dans le département. Mais pas à Bize. « Tout le monde veille », murmure Alain Fabre. « C’est sans comparaison avec des victimes de cyclone, certes, mais les conséquences les plus importantes, c’est pour ceux qui ont perdu leur outil de travail », déplorait Michel Alméras dans la matinée. Aucun doute sur le lien entre les inondations et le réchauffement climatique pour les victimes réunies sur la terrasse des Serrano.

« Je dis plutôt “dérèglement” climatique », précise Sabrine Prat. Venue de l’Isère, elle est arrivée il y a deux ans dans ce village de 1 200 habitants qui l’a séduite pour son dynamisme – son tissu associatif, sa maison de santé avec quatre médecins, sa pharmacie –, son emplacement magnifique et son attrait touristique. Tout le monde profite de la rivière : la Cesse descend de la montagne et sort de terre juste avant le village, elle est réputée propre. Aux beaux jours, un barrage est installé pour dégager une plage et un espace de baignade. L’endroit parfait pour reprendre un restaurant. Sauf que, serré entre des forêts de pins, des vignes et des oliviers, Bize est sujet à des inondations de plus en plus ravageuses mais aussi à des grandes sécheresses, donc à des incendies. « Il n’a pas plu depuis l’inondation », se désole Alain Fabre.

Complètement sinistré, le restaurant est toujours fermé : le propriétaire rechigne à faire les travaux. Les Prat ont entamé une procédure mais leur espoir de rouvrir pour l’été s’amenuise. Le café-brasserie un peu plus loin, sur la jolie placette où se tient le marché, est toujours fermé lui aussi. Seule l’épicerie d’en face, qu’un jeune couple venait de reprendre, a rouvert au bout d’un mois : « C’est un peu la seule source de vie dans le village, explique Junior N’Garwate, à la caisse. On a tout perdu. On a dû repartir de zéro. Mais tout le monde nous a aidés : 22 000 euros ont été récoltés par un fonds de solidarité. On a tout racheté : frigos, congélateurs, meuble pour la charcuterie, étagères à légumes, marchandise. On croise les doigts. On n’avait pas bouclé notre première année d’exploitation. S’il y a une nouvelle inondation, la banque ne nous suivra pas. » Lui aussi dort mal.

Solidarité

« Ce qui atténue le stress, c’est l’immense solidarité qui règne dans ce village, expliquait Michel Alméras. Quand il pleut, tout le monde est sur le pont. Et puis on n’a jamais eu de morts. » Par chance, à Bize, le cers, vent dominant du Narbonnais, sèche les rues en 48 heures. À l’intérieur des maisons, en revanche, si l’eau repart vite, elle laisse derrière elle une bonne quantité de boue et de l’humidité qui imprègne les murs et les meubles.

Chez les Cathala, une des premières maisons derrière la rue qui monte en rampe vers le pont, le chauffage tourne encore à plein régime. Monique Cathala, qui va fêter ses 90 ans, montre les taches restées sur le papier peint et le canapé. « Il y avait de l’eau jusque dans ces tiroirs, explique-t-elle devant un haut buffet. Je ne les ai toujours pas reremplis… » Leurs enfants et petits-enfants ont passé douze jours à nettoyer. « Le stress ? Pour quoi faire ? » jette-t-elle en gonflant ses joues. Le 15 octobre, son mari, accompagné de leur fils, était parti de bonne heure se faire opérer des yeux à Narbonne. Ils avaient pris leur voiture. Celle du fils, inondée, est partie à la casse. « J’étais seule quand j’ai vu de l’eau dans le couloir du rez-de-chaussée, elle débordait des toilettes ». Pourtant, en cas de forte pluie, son mari bouche les sanitaires et la douche du bas avec des édredons. Monique s’est réfugiée à l’étage. Ils ont perdu leur bibliothèque. « On a juste sauvé ces quelques livres, soupire-t-elle en montrant les rares rescapés qui se sont gondolés en séchant devant la cheminée. Ce dictionnaire, je l’ai depuis que je suis petite fille, je n’ai pas eu le cœur de le jeter. » Elle est venue à Bize « pour l’eau ». Cette maison de ville sur trois étages était la propriété de ses beaux-parents. « On n’a plus trop de voisins dans la rue. Tout le monde est parti. On peut crier tranquille, personne ne viendra », ironise Pierre Cathala, prompt à la blague. Lui, ce qui l’agace, c’est l’entretien de la rivière, qu’il juge défaillant. « L’été, Bize organise un championnat de motos freestyle dans le lit, qui s’élève chaque année. Il faudrait creuser et débroussailler pour ne pas gêner l’écoulement ! »

Libellule

« On n’arrache plus, on taille, justifie le maire. Par respect pour la nature. Par respect surtout des normes imposées en bord de rivière. Jusqu’au pont, c’est Natura 2000, en aval un propriétaire privé ferait ce qu’il veut mais nous, service public, sommes contraints par des exigences sur la protection des espèces. » « Ainsi, la libellule bloque les travaux », ricane Jean-Michel Serrano. « Chez nous, elle prolifère », embraie Alain Fabre. Il a quitté le PS en 2016. S’il ne se dit pas écolo, il déclare sans ciller que l’écologie « est un devoir ». Il revendique le label « terre saine » sur sa commune, les installations photovoltaïques, la baisse du recours aux pesticides… Il est vice-président du syndicat mixte Aude-centre, qui réunit 101 communes, dont une bonne part meurtries par les grandes inondations de 1999, qui avaient fait 26 morts dans l’Aude.

Entretien des berges, surveillance des cours d’eau, construction de digues : en 2019, le budget du syndicat, abondé à 80 % par l’État, la Région et le département, est passé à près de 10 millions d’euros. « Les travaux à Bize sont enfin votés : on va creuser le lit de la rivière de cinquante centimètres », annonce le maire. Bize a rejoint la plainte des villes contre Total, dix-neuvième pollueur mondial : « Je défends le principe pollueurs payeurs. »

La fine pluie qui tombait dans la matinée a laissé place à des éclaircies. Devant les maisons fermées des ruelles anciennes, les plaques de métal installées devant les portes paraissent incongrues. Jusqu’au prochain orage violent. Une année, il y en a même eu au mois de juin.

À lire aussi dans ce dossier :

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« Certains disent qu’Irma n’est jamais fini »
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Écologie
Temps de lecture : 9 minutes

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