Grand débat : Un tour de passe-passe électoraliste

Emmanuel Macron mise sur des cadeaux ciblés vers son électorat et des mesures symboliques pour endiguer la colère.

Michel Soudais  et  Erwan Manac'h  • 24 avril 2019 abonné·es
Grand débat : Un tour de passe-passe électoraliste
© crédit photo : Samuel Boivin / NurPhoto / AFP

Encore raté ! Les analystes qui attendaient le « tournant social du quinquennat » doivent s’en tenir au minimum avec le contingent de mesures qu’Emmanuel Macron devait officialiser ce jeudi 25 avril. À en croire les nombreuses fuites depuis le 15 avril, le Président s’arrange même pour sortir du grand débat avec – roulements de tambour – son propre programme de gouvernement. Dans les grandes lignes, il continue donc de favoriser les actifs sans mettre les entreprises à contribution et à faire du gringue aux plus fortunés en espérant qu’ils fassent ruisseler leurs millions sur l’économie française.

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Un impôt sur le revenu plus doux pour les classes moyennes

Le gouvernement devrait créer une ou deux tranches d’impôt sur le revenu pour les salariés du bas de la pyramide (1). Emmanuel Macron entend donc combattre le « ras-le-bol fiscal », source selon lui du mouvement des gilets jaunes, en agissant sur un totem qui focalise les débats, même si ses recettes restent largement inférieures à la CSG, impôt proportionnel pour tous les revenus dès le premier euro gagné (2).

L’idée d’une plus grande progressivité de l’impôt est louée par les économistes qui travaillent sur les inégalités. Mais dans le sens d’une augmentation du nombre de tranches en haut de l’échelle, sur les contribuables les plus aisés, qui bénéficient, eux, d’un impôt dégressif (plus ils gagnent, moins ils paient en proportion de leurs revenus). Car la politique de baisse d’impôts poursuivie par Emmanuel Macron pose la question de son financement, au prix, chaque fois, de nouvelles mesures d’austérité qui accroissent les inégalités.

La création de deux tranches d’impôt telle que l’envisage le gouvernement ferait perdre entre 1,5 et 5 milliards d’euros à l’État selon les sources. Perte fiscale qui s’ajoute aux 3,2 milliards que coûte chaque année la suppression de l’impôt sur la fortune (3), avec un effet encore invisible sur la « fuite des capitaux », selon l’analyse de la Fondation Copernic. En revanche, en le supprimant, le gouvernement a permis cette année un regain de pouvoir d’achat de 6,4 % pour les 1 % les plus riches et de 17,5 % pour les 0,1 % les plus fortunés.

Un répit pour les retraités modestes

Emmanuel Macron s’attache à corriger ce qu’il a lui-même engendré : la diminution des pensions de retraite, qui, depuis janvier, ne sont plus indexées sur l’inflation, ce qui, cumulé à la hausse de la CSG, devrait faire perdre 6 % de pouvoir d’achat aux retraités, selon les Économistes atterrés (4). Les pensions inférieures à 2 000 euros devraient être réarrimées sur les prix de la consommation, alors que ces mêmes retraités modestes ont bénéficié, en décembre, du rétropédalage présidentiel sur la hausse de la CSG. Un remboursement est même prévu avant les européennes. À croire qu’il y a urgence, pour Emmanuel Macron, à reconquérir une population qui vote en masse et a largement contribué à son élection en 2017.

Travailler plus pour cotiser plus

L’idée infuse doucement, au fil des vraies fausses confidences émanant de la majorité : le gouvernement aimerait faire travailler les Français gratuitement pour engranger en retour des cotisations salariales. Trois leviers sont identifiés : augmenter la durée légale de travail hebdomadaire (les 35 heures), supprimer un jour férié sans hausse de salaire ou reculer l’âge de départ à la retraite. Il pourrait s’agir, à petites doses, d’actionner les trois à la fois.

Sur le front de la durée légale hebdomadaire, l’opération est lancée sans un bruit dans le cadre de la loi de transformation de la fonction publique, qui arrive à l’Assemblée le 2 mai. Un article du texte raye d’un trait de plume tous les accords qui prévoient une durée hebdomadaire inférieure à 35 heures dans les collectivités les plus engagées dans le partage du temps de travail. La mesure permettrait de supprimer 32 000 postes de fonctionnaires. La durée légale de 35 heures devrait néanmoins rester officiellement intacte, car elle a déjà largement perdu de sa substance depuis 2003, au rythme des mesures de flexibilité touchant au temps de travail. La durée moyenne effective de travail est d’ailleurs de 39,1 heures par semaine en France (5).

L’hypothèse d’un ou de plusieurs « jours de solidarité » supplémentaires s’affirme en revanche de plus en plus clairement. C’est le retour d’une trouvaille de Jean-Pierre Raffarin, qui supprimait en 2004 le lundi de Pentecôte sans hausse de salaire, en demandant aux entreprises de verser 0,3 % de leur masse salariale à une caisse dédiée aux personnes âgées, en contrepartie de cette journée de travail non rémunérée. L’opération rapporte chaque année autour de 2 milliards d’euros, même si les entreprises sont, depuis 2008, libres de choisir à quel moment elles veulent faire travailler leurs salariés gratuitement, lundi de Pentecôte ou non.

La Macronie se déchire sur l’épineux dossier des retraites, face à l’hypothèse d’un recul de l’âge légal de départ. Elle pourrait s’en sortir dans le cadre de la réforme du système, qui doit être dévoilée cet été, avec des « surcotes » incitant les travailleurs à repousser leur départ en retraite. Mais la réforme ne sera pas mise sur orbite avant 2025, ce qui fait dire à l’aile droite de la majorité qu’un report sec de l’âge légal, en attendant, s’avère nécessaire pour rééquilibrer le régime des retraites. Hypothèse explosive qui fragiliserait la réforme systémique en préparation, que le pouvoir s’échine à présenter comme une mesure uniquement fonctionnelle, dénuée d’arrière-pensée comptable.

La suppression de l’École nationale d’administration

Cette mesure choc qu’Emmanuel Macron, lui-même issu de l’école, devrait annoncer relève de la pure démagogie. Certes, l’ENA est critiquée de longue date. En 1967, l’énarque Jean-Pierre Chevènement déplorait déjà, dans son livre L’Énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise, qu’elle ne ressemble plus à cette caserne des hussards de la République dont avaient rêvé ses créateurs et que la religion du marché ait remplacé celle de l’État. Mais, si des réflexions sur une réforme de l’ENA, le classement de sortie et le contenu de la scolarité ont été engagées, elles n’ont pas abouti. La suppression de cette école, pour radicale qu’elle soit, pourrait bien être pire que le mal auquel elle prétend mettre fin. Rien n’indique que celle qui la remplacerait (on évoque un Institut supérieur des fonctionnaires, dont le sigle, ISF, pourrait faire croire que la revendication principale des gilets jaunes est satisfaite !) permettrait d’avoir à la fois des fonctionnaires bien formés et indépendants, ce qui était le projet initial de l’ENA. D’autant qu’Emmanuel Macron n’a jamais caché son souhait de favoriser dans la haute fonction publique les allers-retours entre les secteurs privé et public.

Suppression des niches fiscales

Pour financer ses mesures, le chef de l’État entend durcir la baisse des dépenses publiques, laquelle met déjà l’État au régime sec. Comme beaucoup d’autres avant lui, il compte également s’attaquer au maquis des 474 niches fiscales qui noyautent les fiches d’imposition des ménages et des entreprises, pour un coût total estimé en 2019 à 98 milliards d’euros. Sauf que, dans chacune de ces niches, il y a un groupe d’intérêts prêts à mordre. Et qu’elles ne sont pas toutes illégitimes, loin de là. Il faudra donc analyser point par point la portée politique des arbitrages au moment de la présentation de la loi de finances 2020, fin septembre.

Une main tendue à la CFDT

La stratégie présidentielle pour poursuivre la séquence du « grand débat », qui a été bénéfique à la courbe sondagière d’Emmanuel Macron, vise à donner le coup d’envoi d’une conférence sociale qui pourrait durer plusieurs semaines. Après deux années passées à saborder les instances paritaires, l’idée est aussi de réinviter la CFDT au centre du jeu. Le syndicat « réformiste » avait pris la plume, le 5 mars, avec une kyrielle d’associations, notamment écologistes, pour avancer des mesures concrètes « pour le pouvoir de vivre ». Mesures à forte connotation écologique que ne renierait pas l’aile centre-gauche de la majorité présidentielle. En convoquant d’ici au mois de juin une convention de 300 citoyens tirés au sort, Emmanuel Macron pourrait surtout mettre en scène un processus ouvert, tout en maintenant les syndicats revendicatifs sur la touche – et avec eux la question du pouvoir d’achat et des inégalités. Il se montrerait ainsi à l’action sur le volet environnemental, sans avoir à faire d’annonces concrètes avant les européennes.


(1) Aujourd’hui, la première tranche (14 % à partir de 9 964 euros par an) peut s’avérer douloureuse.

(2) En 2015, la CSG rapportait 94 milliards d’euros, la TVA 141 milliards, et l’impôt sur le revenu 70 milliards.

(3) Après déduction de la recette de l’impôt sur la fortune immobilière.

(4) « Propositions des Économistes atterrés pour le débat citoyen », février 2019.

(5) Source Insee, travail à temps complet.

Politique
Temps de lecture : 8 minutes

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